Douze heures avec THOMAS SANKARA (Exclusif mensuel Afrique Asie 1983)

Au cours d’une série d’entretiens avec notre envoyé spécial Mohamed Maïga, le chef de l’Etat voltaïque explique pour les lecteurs d’ « Afrique-Asie » le processus engagé le 7 novembre dernier et les erreurs de parcours, trace les perspectives qui s’ouvrent à son pays et définit les grandes lignes de l’action du Conseil de la Révolution.

Rarement les clichés et les stéréotypes toujours trop faciles collent à la réalité. Cela ne se dément pas à propos du capitaine Thomas Sankara. Qui connait le vrai Thomas Sankara, l’homme, plein d’humour, spontané, simple, la main, franc et d’une sensibilité reconnue par tous ? Il a pourtant suffi de quelques déclarations pour que la presse occidentale présente comme un « excité », un « bouillant » et lui colle l’étiquette marxiste, que l’on veut toujours inquiétant, sinon infamante. Un marxiste qui ne serait rien d’autre qu’un « agent libyen ». Les détracteurs oubliaient, même si elle les dérange, une chose élémentaire et évidente pour tout observateur sérieux et soucieux de vérité : le « cas Sankara », comme le « cas Rawlings », est révélateur d’un courant profond qui, depuis une dizaine d’années, se dessine dans les armées postcoloniales africaines. Et tout courant charrie des perversions. Tel le « cas Samuel Doe » qui ne fait plus illusion. Un courant qui, résolument, exprime l’irrésistible ascension des jeunes officiers intellectuels, patriotes et progressistes et qu’incarne Thomas Sankara, président du Conseil national de la Révolution (C.N.R.) et chef de l’Etat voltaïque depuis le 4 août 1983.

On comprend alors que cet officier, né le 21 décembre 1949 à Yako, dans le centre-nord du pays, suscite passions et controverses, d’autant qu’il faut situer la personnalité de ce dirigeant dans le contexte politique de son pays. La Haute-Volta est un pays de contrastes : une féodalité puissante reposant sur la chefferie traditionnelle, une classe de politiciens affairistes, remuants et manoeuvriers, et une avant-garde active regroupant les syndicats des travailleurs et les intellectuels progressistes. Ajoutons encore une position géopolitique exceptionnelle et un contexte international dominé par l’offensive, à l’échelle mondiale, de l’impérialisme. Et puis, n’est-ce pas que Thomas Sankara (ré)émerge, plus fort que jamais, à un moment où certains l’avaient (hâtivement) enterré ? Ils s’étaient mépris sur les rapports des forces au sein de l’armée et avaient oublié la volonté du peuple voltaïque. Autant de raisons pour qu’ « Afrique-Asie » qui tient sa à souligner fierté d’avoir suivi, fait connaître et défendu les idées et les luttes du « capitaine » et de ses compagnons militaires et civils aille à la découverte de Thomas Sankara.

Lorsqu’il nous a reçu, le 25 août, au Conseil de l’Entente (son quartier général provisoire), il était détendu ; une guitare (eh ! oui, il en joue fort bien) et une mitraillette à la portée de la main, l’une et l’autre étant pour lui « des instruments de ralliement ». L’interview qui va suivre, divisée en trois parties, est un document. On y découvre bien sûr, le militaire, l’homme politique et surtout l’homme, tout court. Thomas Sankara le précise : cette interview, la plus longue qu’il ait jusque-là accordée en exclusivité, est une « conversation » avec les lecteurs d’ « Afrique-Asie », mais aussi un message


* · Alors, capitaine Sankara, le 4 août 1983, simple revanche ?

THOMAS SANKARA. – Une simple revanche, le 4 août ! ? Venant de vous, je préfère croire qu’il s’agit d’une boutade. Non, il ne peut s’agir de revanche. Le 4 août, c’est beaucoup plus sérieux. Tout au moins s’agirait-il de l’aboutissement normal d’un processus engagé le 7 novembre 1982, et qui avait simplement connu un intermède le 17 mai 1983.

* Peut-on alors dire que vous « revenez de loin » ?

T.S. — Lorsque, après le 7 novembre, nous avons donné la parole au peuple voltaïque, nous nous étions condamnés par là même à aller de plus en plus vers la démocratie, mais également vers le triomphe des idées progressistes. Cela ne peut se faire sans quelques risques, sans dangers.

*  Qu’entendez-vous par intermède ?

T.S. — Pour simplifier je dirai que nous jouions une pièce, importante bien sûr. Certains même parmi nous avaient cru que le 17 mai constituait un arrêt définitif, la fin de la pièce. Ce n’était qu’un intermède et seuls les mauvais spectateurs ont quitté la salle. Les plus perspicaces sont restés et je crois qu’ils ont eu raison.

* Le 17 mai, c’était peut-être aussi, de votre part, une .manière de reculer pour mieux sauter ?

T.S. — Non plus. J’avoue qu’après le 17 mai, beaucoup de Y voltaïque et même des observateurs étrangers pouvaient plutôt croire que nous avions définitivement abandonné la te, que nous nous étions rangés, et que, par conséquent, la droite pouvait revenir au pouvoir plus forte que jamais, – en tout cas instruite par l’expérience du C.S.P. Nos comportements individuels, mes camarades et moi, pouvaient le laisser croire. Vous savez que, personnellement, je devais aller en stage à Paris. D’autres collègues officiers devaient prendre le même chemin ou se voir confiner dans des tâches bureaucratiques qui, sur le plan politique et militaire, auraient fini par les étouffer progressivement. C’était compter sans la volonté populaire et sans l’engagement résolu de tous ces Voltaïques qui exigeaient de nous que nous assumions nos responsabilités. Que le 17 mai nous eussions reculé pour mieux sauter, que ce fût un calcul ou pas, je ne saurais le dire. Mais je dois avouer que nous n’étions plus libres de reculer. Mieux sauter ? Nous étions obligés de le faire.

* · Tout de même, il semble que vous vous êtes « laissés aovir » assez facilement le 17 mai.

T.S. — Oui, très facilement. D’autant plus facilement que nous étions très loin de tenir le même raisonnement que nos adversaires. C’est ce que nous osons appeler une honnêteté excessive qui, en politique, se nomme purement et simplement de la naïveté. Nous le reconnaissons. Autant nous pensions que les engagements pris d’un commun accord avec ceux qui n’étaient pas sur le même axe politique que nous devaient être respectés, autant nos adversaires et partenaires à l’époque acceptaient froidement et de manière machiavélique de mettre à exécution certains projets criminels. Nous avons été naïfs et leur avons donné les moyens de nous arrêter.

* Dans votre cas, cette naïveté a failli vous coûter la vie ?

T.S. — Hélas, nous ne l’avons appris qu’un peu tard. La leçon, croyez-moi, salutaire, sera retenue.

* Quelles étaient vos conditions de détention ?

T.S. — Elles n’étaient pas bonnes. Lorsque, au matin du 17 mai, ma résidence fut cernée par les blindés, j’ai ordonné que ma garde, très légère du reste, n’oppose aucune résistance. De toute manière, le rapport des forces ne nous était pas favorable. En outre, je continuais, par naïveté, à croire que nous aurions à nous expliquer démocratiquement, d’autant que la veille, j’avais eu un entretien très sérieux avec le président Jean-Baptiste Ouédraogo ; un entretien au terme duquel l’un et l’autre nous avions pris des engagements fermes et clairs. Nous devions proclamer précisément un certain nombre de positions et d’idées clairement définies. Nous nous étions séparés en frères siamois.

Le 17 mai donc, ayant ordonné que le feu ne soit pas ouvert, je suis sorti à l’appel des officiers chargés de mon arrestation. Leur attitude était tellement ; correcte que je me posais encore des questions sur le sens de cette arrestation. Je devais le savoir plus tard, quand ils m’ont conduit d’abord à la gendarmerie, dans une maison désaffectée, puis dans un bureau où j’ai été gardé jusqu’à quinze heures sans aucune information. Je me posais toujours des questions ; je m’inquiétais surtout du sort de mes camarades. Par la suite, j’ai été transféré à Ouahigouya, où j’ai été accueilli par un dispositif exceptionnel. La ville était quadrillée ; à l’aéroport, tous les dix mètres, il y avait des soldats casqués, l’arme au poing. Puis j’ai été enfermé et là, les conditions n’étaient pas bonnes.

* On vous aurait tiré dessus dans votre cellule…

T.S. — C’est exact, et cela s’est produit durant ma première nuit de captivité. Bien que l’on ait voulu faire croire a un incident, nous savons qu’il s’agissait d’instructions précises du commandant du régiment, qui avait donné l’ordre de tirer si je bougeais. N’importe quel soldat se sentait obligé d’ouvrir le feu : on avait fait courir à mon sujet des rumeurs m’attribuant des pouvoirs magiques, selon lesquelles je serais en mesure de me transformer… en un animal féroce, ou tout simplement de me- volatiliser ! Coïncidence curieuse, l’auteur du coup de feu était le seul soldat étranger à l’unité.

* Vous auriez aussi observé une grève de la faim.

F.S. — C’était surtout dans le dessein d’avoir des nouvelles de mes camarades. Je savais que le siège était levé autour du capitaine Henri Zongo et de ses hommes. Ils étaient donc en vie. Je savais aussi que le commandant Lingani était détenu à Dori. Je n’avais, en revanche, aucune nouvelle du capitaine Blaise Compaoré. Les autorités ne parlaient pas de lui ; j’étais donc fondé à interpréter ce silence comme l’aveu d’un assassinat. J’avoue avoir été moralement atteint, d’autant plus qu’au même moment, des civils étaient arrêtés en mon nom. Surtout, je ne supportais pas d’être sans nouvelles du capitaine Blaise.

* Ne pouviez-vous demander des assurances directement auprès du chef de l’État d’alors ?

T.S. — C’était exactement la solution adoptée. J’avais adressé une lettre au chef de l’Etat, lui demandant de nous autoriser, le commandant Lingani et moi, à nous prononcer publiquement sur la situation prévalant dans le pays.

* Que pouviez-vous exiger en situation de faiblesse ?

T.S. — Si effectivement, comme le disait alors le chef de 1 Etat, le Conseil de salut du peuple, dans sa grande majorité, lui témoignait son soutien et nous désavouait, eh bien ! La cause était entendue. Si effectivement nos adversaires étaient plus forts, c’était pour moi une manière d’éviter qu’après Blaise [le capitaine Blaise Compaoré] qui, pour moi, était physiquement éliminé, d’autres camarades ne subissent le même sort.

* Le président a-t-il donné suite à votre démarche ?

T.S. — Ma lettre ne lui a pas été portée. Elle n’a jamais quitté Ouahigouya.

* En somme, vous aviez capitulé pour rien ?

T.S. — Non ! Non ! Non ! Capituler ! Vous exagérez dans le propos. C’était pour moi une façon d’arrêter un processus dans lequel l’adversaire bénéficiait d’une incontestable supériorité conjoncturelle. Je savais Henri Zongo vivant, mais en sursis. D’autres, civils et militaires, étaient dans la même situation.

* C’est donc la raison de la grève de la faim ?

T.S. — Non, cette solution extrême a été adoptée pour une autre raison. J’ai observé la grève de la faim afin de pouvoir entrer en contact avec le commandant Lingani. Nous avions défini ensemble, avant d’être séparés, la tactique à suivre.

* Vous devez une « fière chandelle » à Blaise Compaoré.

T.S. — Absolument. Je ne doutais pas de sa réaction dès l’instant où il avait pu regagner Pô. Il ne pouvait en être autrement. Par la suite, après ma libération, nous en avons souvent parlé. Tantôt sur un ton de plaisanterie, tantôt comme simple hypothèse d’école et, maintenant, comme une grande leçon de camaraderie et de réussite à méditer sur le plan militaire. C’est une situation que nous avons eu à envisager plus d’une fois pour l’unité de Pô dans les divers exercices que nous avons menés ensemble. Mais pas dans le cas de figure survenu après le 17 mai. C’était tout à l’honneur de Blaise, de ses hommes et de leurs appuis de par le pays d’être venus à bout d’une situation imprévue. Je lui dois une « fière chandelle », comme vous dites. Je la dois aussi à l’ensemble des forces patriotiques nationalistes. Mais surtout à la grande majorité du peuple voltaïque, dont l’appui a constamment été un réconfort inestimable.

* Le 4 août, ce n’est donc pas une revanche per-tonnelle, ni celle d’un clan sur un autre. Alors, à quand la remise du pouvoir aux civils ? En avez-vous l’intention ?

T.S. — A vous entendre, on croirait que je suis à la tête d’un régime de non-civils, autrement dit, exclusivement militaire. Non. Le Conseil national de la Révolution ne dirige pas un régime militaire. Ce pouvoir appartient à tout le peuple voltaïque, qui est partie prenante dans toutes nos instances, et dans des proportions qui respectent la répartition, au niveau national, entre civils et militaires. La composition du gouvernement est, à cet égard, éloquente. L’on sera encore davantage édifié lorsque celle du C.N.R. sera portée à la connaissance du public.

* Sous le C.S.P., vous aviez promis de remettre le pouvoir à une autorité civile élue…

T.S. — C’est exact ; nous avions émis cette intention au lendemain du 7 novembre 1982. Nous savions alors que le Conseil de salut du peuple n’était pas, par sa nature, en mesure de conserver durablement le pouvoir dans l’harmonie et de l’exercer avec efficacité. Cela, en raison de contradictions que je qualifierai d’originelles, trouvant leur explication dans l’hétérogénéité de notre équipe. Le fonctionnement de celle-ci s’en trouvait singulièrement entamé et limité. Nous estimions alors qu’avec le nouvel esprit progressiste qui s’instaurerait en Haute-Volta, d’autres civils seraient en mesure d’assurer la relève dans la continuité. Là aussi, nous avions péché par excès de naïveté, et nous avions perdu de vue que ce nouvel esprit pouvait, au mieux, naître seulement au niveau officiel. Ce n’est point suffisant, c’est le moins qu’on puisse dire : le peuple semblait absent de ces considérations. Nous espérions que des civils dégagés des clivages d’un passé récent pourraient gérer ce pouvoir à la satisfaction ; Je tous les démocrates, de tous les progressistes et même des révolutionnaires voltaïques.

L’histoire a prouvé que nous n’avions pas raison. Je vous répondrai très franchement : nous ne pensons pas, à l’heure actuelle, qu’il faille nécessairement remettre le pouvoir aux civils comme si ce pouvoir appartenait actuellement à des non-civils, c’est-à-dire exclusivement aux militaires. Nous ne parlons donc pas de remettre le pouvoir aux civils, parce l’ont déjà. Nous ne parlons pas non plus de le retirer aux militaires, parce qu’ils y seront toujours. Je dirai toute­fois que le pouvoir est appelé à évoluer qualitativement. Sa qualité sera faite par ses hommes et non par leurs origines ’ professionnelles.

* De toute manière, vous ne pouvez guère vous passer du concours des civils.

T.S. — Votre remarque est étrange. Vous persistez à introduire une distinction entre civils et militaires dans l’exercice du pouvoir et dans la construction du destin de notre peuple. Je n’ai jamais perçu la réalité voltaïque sous cet angle. Civils ou militaires, nous faisons partie du même peuple et menons les mêmes luttes. Pourquoi civils et militaires devraient-Ils donc se passer les uns des autres ? J’irai même plus loin : nous estimons qu’une armée néo-coloniale comme la nôtre, mais qui a subi des transformations imposées par des crises sociales diverses, par l’évolution socio-politique de la Haute-Volta, une telle armée ne peut plus se définir comme une entité distincte, séparée du peuple. Elle ne peut non Plus être conçue comme étant insensible aux aspirations des masses populaires. Bien au contraire, l’interpénétration armée – peuple -est telle que les militaires voltaïques vivent !es mêmes réalités, sont sensibles aux mêmes arguments que les civils qu’ils côtoient et avec lesquels ils discutent chaque jour.

Lundi 26 Septembre 1983

N° 305 Afrique-Asie


[A l’heure des C.D.R., un retour des forces réactionnaires n’est pas à exclure et les Voltaïques ont compris que chez eux aussi, il existe deux camps. C’est ce qu’explique le chef de l’Etat dans cette deuxième partie du long entretien qu’il a eu avec notre envoyé spécial Mohamed Maïga.]

* Vous avez récemment rencontré les anciens leaders politiques qui, auparavant, ont eu à se plaindre du fait que le C.S.P. voulait sonner la fin de leur carrière. Que pensez-vous de leur action passée ?

THOMAS SANKARA. — C’est exact, je les ai reçus récemment. En quinze minutes, nous avons rassemblé les vingt-cinq dernières années de l’histoire politique voltaïque. Leur action passée ? Soulignons d’abord que tous étaient des leaders de droite. Certains, mauvais prestidigitateurs, ont fait illusion pendant un certain temps. Maintenant, ils sont connus pour ce qu’ils sont en réalité : des hommes de droite, ayant milité pour une politique de droite. J’ajouterai que ces dirigeants n’ont même pas fait jouer à la « bourgeoisie » voltaïque son rôle historique progressiste, après l’indépendance.

* Pourquoi, à votre avis ?

T.S. — Ils sont restés figés dans la protection de quelques intérêts qui étaient uniquement les leurs. L’écrasante majorité de nos anciens leaders sont issus du R.D.A. (Rassemblement démocratique africain) ou d’autres mouvements, tel le P.R.A. (Parti du regroupement africain) ; ces deux mouvements avaient lutté contre le colonialisme. Ce combat était progressiste à l’époque. Il appartenait aux politiciens voltaïques, après l’indépendance, de faire progresser ce combat. Leur lutte, une fois la phase de l’indépendance même nominale franchie, devait devenir un combat anti-impérialiste, ne serait-ce que pour créer une bourgeoisie nationale. C’est tout le contraire qui s’est produit. Nous avons eu une bourgeoisie qui s’est complu dans la protection de ses maigres acquis. Cela explique aussi que le peuple voltaïque, connu pour sa combativité, se soit replié dans une sorte de résignation, voire de soumission.

On n’a pas fait de ces moments historiques des jalons permettant d’engager d’autres luttes. Tout au plus remerciait-on le colonisateur de nous avoir donné l’indépendance, oubliant par là même que celle-ci doit être le fruit de dures luttes. Alors, ce que l’on peut reprocher à nos anciens dirigeants, c’est d’avoir tout simplement cherché et réussi à remplacer « le Blanc » dans la pratique politicienne comme dans le style de vie. Cela a conduit à la création d’une classe politique sans imagination, sans créativité, qui ressassait les mêmes discours, servait au peuple la même rengaine. Il n’est donc pas étonnant que les Voltaïques comme beaucoup de leurs frères africains se demandent assez souvent quand prendra fin cette fameuse indépendance, puisque les dirigeants noirs tiennent le même discours, ont la même pratique que leurs prédécesseurs blancs, alors que les conditions matérielles se détériorent. Autant laisser revenir l’administrateur blanc avec tout ce qu’il possède comme sécurité matérielle ou miroir aux alouettes !, se disent les masses voltaïques.

On aurait pu, par l’exemple et la volonté, leur montrer que l’indépendance signifie des sacrifices, un combat nouveau dont le contenu doit être résolument progressiste. Les anciens leaders ne l’ont pas fait. Ils ont eu tort. Au, contraire, ils ont pourchassé ceux qui voulaient le faire. C’était l’époque où l’on trouvait tous les mots en « isme ». Il fallait donc, aux yeux de la droite conservatrice, combattre et éliminer du vocabulaire national tous les « ismes ». L’expérience nous prouve que ces mots en « isme », tel impérialisme, couvrent de dures réalités qu’il faut savoir appréhender et combattre.

* Vous admettez que la féodalité reste puissante ; que la « bourgeoisie » contrôle l’économie. Alors, estimez-vous que la Haute-Volta est mûre pour le changement, voire pour la révolution ?

T.S. — Les paramètres restent à définir pour ce que vous appelez « mûr pour le changement ». Je suis absolument convaincu que le peuple voltaïque est mûr ; mûr pour la évolution. Tout dépend de l’étape que l’on définit et que l’on veut atteindre, la révolution étant continue, perpétuelle. J’ose affirmer que le peuple voltaïque est mûr pour la révolution parce qu’il a eu la chance d’expérimenter un certain nombre de systèmes : civil, militaire, civilo-militaire, militaro-civil, etc. Le peuple voltaïque a eu le bonheur de passer en revue un certain nombre de « sauveurs ». On a présenté tel ou tel personnage comme pouvant être « l’homme de la situation ». Ledit personnage, mis à l’épreuve, a fait la démonstration de ce dont il était capable. Ainsi de suite. La gamme a été rapidement épuisée. Les Voltaïques se sont aperçus que les errements continuaient ; à l’euphorie de l’immédiate après-indépendance a succédé la déception.

Ils ont expérimenté « le renouveau » sous toutes ses colorations et altérations, puis « le redressement ». C’était une autre formule. Et même le « salut du peuple » ! Le peuple se rendait compte qu’on ne lâchait toujours pas le mot dont il avait besoin : révolution. Les rangs de ceux qui voulaient la révolution ne faisaient que grossir au fur et à mesure qu’on lançait des mots plus ou moins réformistes. Ces rangs ont tellement grossi qu’aujourd’hui, on peut lancer n’importe quels slogans et formules « redynamisation », « restauration » (ce sont des mots qui existent, bien que je n’en sache Pas, en l’occurrence, la signification exacte) sans pour autant entraîner le moindre Voltaïque. Bien au contraire, notre peuple, mûri par l’expérience, comprendra qu’il ne s’agit ni plus ni moins que de gérer une situation dont il ne veut plus. Ce n’est pas non plus parce que le mot « révolution » a été lâché qu’il aura une charge magique et séduira, comme par enchantement, le peuple voltaïque. Ceux qui s’en réclament se doivent d’être convaincus et convaincants.

Les Voltaïques ont osé, sous le C.S.P., dénoncer leurs ennemis, les ennemis du peuple et c’est là l’un des mérites du C.S.P. avec le soutien du pouvoir en place qui avait lui-même donné le ton. Les Voltaïques ont alors démontré que, mieux ’que le pouvoir, ils connaissaient les ennemis du peuple. Alors, je dirai que oui, le retour au pouvoir des ennemis du peuple n’est pas impossible ; mais il se fera contre la volonté et sur le dos d’un peuple déterminé à les combattre. Oui, ce retour n’est pas exclu, les forces réactionnaires bénéficiant de l’appui en tout genre du néo-colonialisme et de l’impérialisme. Je dirai aussi que les Voltaïques ont compris que chez eux aussi, il existe deux camps.

* Est-ce à dire que les difficultés ne font que commencer ?

T.S. — Elles ont commencé voici longtemps et se sont affirmées dès la période du C.S.P. ; je dirai même sous le C.M.R.P.N. [Comité militaire de redressement pour le progrès national, renversé le 7 novembre 1982]. Ce dernier avait été salué, parfois avec sincérité. Mais très vite, les Voltaïques ont pris conscience de sa nature véritable avant de s’en démarquer. Nous aussi qui, à l’époque, nous démarquions du C.M.R.P.N., avions conscience de nous engager dans une voie très difficile, périlleuse. C’était sacrifier notre quiétude et celle des nôtres. Mais plus encore, c’était engager le pari que nous pouvions faire mieux. Sous le C.S.P., nous avons tenu ce pari car la parole a été véritablement donnée au peuple voltaïque. Je dois avouer que cette tâche est redoutable, parce qu’on se demande, du coup, si l’on est à la hauteur des aspirations de ces millions de Voltaïques qui, sincèrement, vous acclament, vous poussent à aller de l’avant et attendent beaucoup de vous. D’une part, on n’a pas toujours les moyens de sa politique. De l’autre, on est face à des ennemis très puissants et extrêmement déterminés. Enfin, l’on craint toujours de décevoir.

Sous le C.S.P., nous avions encore ce délai de deux ans, qui était une porte de sortie plutôt honorable bien que ce fût un leurre car chacun de nous savait qu’au bout du délai, nous ne serions plus jamais des officiers, des militaires « normaux ». Ce délai était rassurant. Depuis le 4 août, des difficultés autrement plus sérieuses ont commencé, car il faut assumer totalement les responsabilités qu’implique la révolution, et c’est parfois douloureux. D’autant qu’il faut avoir à combattre celui ou celle à qui l’on s’est attaché de manière sentimentale et qui est resté sur des positions antagoniques. C’est douloureux d’avoir à combattre des ennemis qui, ailleurs, sont perçus comme des citoyens dont on ne peut ou on ne doit pas se passer alors que, du reste, on peut avoir le plus grand respect pour eux. C’est douloureux d’avoir à expliquer que la révolution n’est pas seulement la fête ; c’est aussi le travail, c’est aussi la constante détermination, la vigilance bien que, pour beaucoup, cette révolution naissante soit une forme de libération qui ne finit pas et qui doit être fêtée à tout moment.

* Quel sort réservez-vous à votre prédécesseur, Jean-Baptiste Ouédraogo ?

T.S. — Avant tout, nous tenons à le traiter avec la dignité et le respect qui lui sont dus. Nous espérons qu’il fera son autocritique. S’il la fait, il se sera montré capable d’assumer un rôle révolutionnaire. Dans tous les cas, nous ne pensons pas lui infliger le traitement qu’il nous avait fait subir. Cela est très important pour nous.

* Sous sa présidence, et à son initiative, dit-on, d’anciens dirigeants, dont certains accusés d’indélicatesses économiques, avaient été plus ou moins graciés. Comptez-vous revenir sur cette mesure ?

T.S. — Je dois préciser que Jean-Baptiste Ouédraogo ne les avait pas totalement graciés. Il avait simplement allégé leur condition et leur avait permis d’avoir un certain nombre de libertés. Bien sûr, cela tendait progressivement vers une totale réhabilitation. Cela étant, votre question est importante : le peuple voltaïque nous permettra-t-il de laisser en toute liberté, en totale quiétude, des citoyens dont il aura été prouvé qu’ils ont géré la gabegie, commis des détournements de deniers publics, fait usage de faux et abusé de leur pouvoir ? C’est dans le cadre de cette démocratie révolutionnaire qu’une réponse sera apportée à cette interrogation.

* Quelle est la réponse du premier des Voltaïques que vous êtes ?

T.S. — Sa réponse est que chacun doit répondre de ses actes. Par conséquent, tant que la justice compétente ne se sera pas prononcée définitivement sur les actes de ceux-là même contre lesquels des enquêtes ont été ouvertes, on ne doit pas leur accorder une liberté totale et enterrer les dossiers. Ce serait une injure au peuple voltaïque.

* On peut vous accuser d’avoir innové en Haute-Volta, puisque le colonel Somé Yorian et le commandant Fidèle Guébré ont été physiquement éliminés.

T.S. — Ils ont été physiquement éliminés, c’est vrai, mais ils n’ont pas été lâchement assassinés. Leurs conditions de détention ont donné l’illusion qu’ils pouvaient être libérés de force. Notre comportement aussi, quelque peu laxiste, a certainement porté à le croire. D’où cette tentative menée par un petit groupe d’individus pour les libérer et au cours de laquelle les deux officiers ont trouvé la mort dans la nuit du 9 août 1983. Il y aura certainement d’autres tentatives dans le dessein de nous déstabiliser. Je peux toutefois vous assurer que, chaque fois que nous serons attaqués, agressés, nous riposterons violemment. Nous n’entendons plus faire preuve de mansuétude avec ceux qui ne comprennent que le langage de la violence. Ceux qui prendront sur eux le risque de telles aventures doivent également s’attendre aux pires conséquences. Je précise que lors de cette opération insensée, en fait une provocation, certains des nôtres ont été très grièvement blessés. L’un d’eux vient d’ailleurs d’être évacué sur un centre de soins. Nous ne laisserons pas tuer nos hommes sans réagir. Que cela soit compris de tous.

* Le fait que l’un de vos adversaires, le capitaine Jean-Claude Kambouélé, se soit réfugié à l’étranger vous in. quiète-t-il ?

T.S. — Absolument pas. Peut-être aurait-il l’idée saugrenue de vouloir, un jour, tenter un « débarquement » ici, à la tête de quelques apatrides et de mercenaires — ces derniers courent les rues dans certaines parties du monde. Je vous garantis qu’il trouvera en nous des « interlocuteurs » décidés. D’ailleurs, il sait bien que personne, en Haute-Volta, ne l’attend comme sauveur.

* Votre pays vit aujourd’hui à l’heure des Comités de défense de la révolution. Quel est leur rôle dans la société, quelle est leur philosophie et n’y a-t-il pas de risque de les voir dégénérer en milices répressives, comme les Africains en ont connu ailleurs ?

T.S. — Je commencerai par répondre à votre dernière question. Nous n’avons nullement l’intention de transformer les C.D.R. en milices répressives du régime. Je dois reconnaître cependant que le risque de les voir dégénérer existe ; toutefois, nous prendrons les dispositions nécessaires pour éviter le dérapage, qu’il soit le fait de quelque militant zélé ou d’une volonté de provocation et de sabotage de la réaction. Les C.D.R. constituent pour nous la concrétisation de tout ce que nous avons prôné jusque-là. Depuis quelques années, je n’ai cessé de lutter et de réclamer que le pouvoir soit remis au peuple, son seul dépositaire légal et légitime. La meilleure manière de donner la parole au peuple nie semble être de l’organiser dans des structures où il peut librement s’exprimer. La meilleure façon de garantir les intérêts du peuple aussi.

Mieux, je dirai que nous-mêmes, dirigeants et responsables, ne sommes ni des infaillibles, ni des saints. Le peuple doit être en mesure de nous contrôler ; le moyen idéal serait donné par des organisations populaires telles que les C.D.R. La création de ces derniers répond au souci de voir le peuple assumer enfin ses responsabilités et prendre en main son destin. Les C.D.R. constituent aussi un moyen d’organiser la défense de la révolution car rien ne me dit que, demain, nous ne serons pas attaqués, de l’extérieur comme de l’intérieur. Nous ne comptons pas uniquement sur l’armée ; elle ne suffirait pas à défendre la Haute-Volta. En revanche, il est impossible de vaincre un peuple mobilisé et debout. Ce sont là quelques-unes des raisons d’existence des C.D.R. Bien évidemment, l’accent sera essentiellement mis sur leur formation politique et idéologique, et ils auront un cadre de travail pour les tâches de développement social, économique, culturel, etc. Nous leur donnerons une certaine formation militaire pour que, si le besoin se faisait sentir, ils puissent défendre leur patrie et le pouvoir populaire. Le slogan « La patrie ou la mort, nous vaincrons » ne pas une phrase creuse, vide de tout sens. Le slogan, c’est très bien, mais il faut surtout prendre des dispositions pour en faire une réalité. D’où la nécessité de l’entraînement militaire qui sera entrepris au moment opportun. La Haute-Volta ne sera pas le Chili.

Lundi 10 Octobre 1983

N° 306 Afrique-Asie


[Dans nos précédentes livraisons (1), le capitaine Thomas Sankara a expliqué le processus qui a conduit au mouvement du 4 août et les raisons qui font que la Haute-Volta grâce à la maturité de son peuple et à la vigilance de ses forces patriotiques « ne sera pas le Chili de l’Afrique ». Dans cette troisième partie, il démonte le mécanisme de la pseudo-démocratie qui régnait auparavant, et brosse un tableau du paysage politique actuel.]

* Votre pays a une tradition de multipartisme. Estimez-vous nécessaire de lui tourner le dos ?

THOMAS SANKARA. — Ce multipartisme était quantitatif. D’un point de vue arithmétique, on ne peut nier la réalité de ce pluralisme. En 1978, la Haute-Volta ne comptait pas moins de neuf partis politiques en concurrence. Pour beaucoup, en particulier pour ceux qui, par facilité ou ignorance, voulaient le percevoir ainsi, c’était le modèle même de la démocratie. Un général au pouvoir, qui se remettait en question, avec huit adversaires librement organisés ! Avouons qu’il est tentant de coller l’étiquette « démocratique » à la chose politique voltaïque. On l’a écrit, célébré et chanté partout. Mais fallait-il s’arrêter là, à l’aspect apparent de la vie politique nationale ? Pour nous, cela n’était qu’une mascarade. Rien d’autre. Une mascarade qui nous a coûté cher, très cher.

* · Pourquoi une mascarade ?

T.S. — Posez-vous une question : qui s’exprimait ? Il y avait certes neuf partis, chacun dirigé par trois individus. Vingt-sept personnes s’exprimaient et discutaient. Vingt-sept personnes ayant les mêmes intérêts, intimement liées par les affaires politico-financières des bourgeoisies compradores, bureaucratiques et politiques et par leur rôle d’intermédiaires de quelques grandes sociétés commerciales étrangères. Vingt-sept individus liés par leur inféodation aux mêmes forces néo-coloniales, qui parlaient de démocratie parce qu’ils contrôlaient neuf partis. N’importe quel Voltaïque vous dira que ces individus recevaient leurs fonds « électoraux » de l’étranger. Ils achetaient, très aisément d’ailleurs, les consciences à travers des notables, des féodaux et bien d’autres dignitaires du pays. Des millions de Voltaïques votaient sur ordre. Appelez cela comme vous voudrez ; pour moi, ce n’est pas la démocratie.

*  Pour Thomas Sankara, la démocratie, c’est quoi ?

T.S. — Je dirai, avec beaucoup de prudence, que la démocratie, c’est la libre expression d’une majorité consciente, bien informée des enjeux et de leurs implications nationales et extérieures, capable de vérifier le déroulement régulier des consultations et en mesure de peser sur les résultats. J’ajouterai que cette majorité consciente doit être en mesure de défendre avec efficacité ses intérêts qui, dans le cas voltaïque, ne sauraient être confondus ou subordonnés à ceux des notables, féodaux et dignitaires dont je faisais état. Cette majorité doit se dégager numériquement et qualitativement.

Les dirigeants politiques aussi ont des responsabilités morales dans le processus démocratique. Les programmes, quand ils existent, doivent être clairement exposés. Or aucun des neuf partis cités n’avait le moindre programme sociopolitique. Tout au plus pourrait-on dire qu’ils avaient, tous, le même programme. Au mieux, l’un changeait un mot, par-ci, par-là, dans le « programme » de l’autre et se l’appropriait. C’était des partis de copistes, à la manière des mauvais’ écoliers. Mais c’était des copistes dangereux dans la défense de leurs « affaires ». Présenter les programmes, convaincre les masses électorales, leur permettre ensuite de s’exprimer librement, tout cela entre aussi dans le cadre de ces responsabilités morales des démocrates. Ce n’est pas ce que nous avons vécu en Haute-Volta. On ne s’exprimait ni librement ni en connaissance de cause.

* Pourquoi ?

T.S. — Parce que le pouvoir étant monopolisé, chacun craignait la répression ou l’intimidation qu’exerçait l’appareil de l’Etat. Les Voltaïques ne votaient pas librement du fait de certaines pesanteurs qui sont la force de la féodalité toujours très puissante dans ce pays. Il n’est donc pas question qu’un « enfant sage » vote contre l’avis des anciens, contre l’avis des parents et, en définitive, contre l’avis du chef. Lequel chef aura au préalable été contacté par un homme politique qui, moyennant finances ou liens « ethniques », s’assurera les « voix du chef ».

Certaines traditions archaïques également, bien exploitées ont contribué à faire de la démocratie voltaïque une mascarade. Les castes par exemple, qui existent dans certaines régions et qui sont un frein au libre développement des masses.

Elles ont inféodé des régions entières à certains individus qui relevaient de la noblesse, des castes supérieures.

Je dirai que ces pesanteurs se faisaient sentir jusque dans l’armée, au sein de laquelle elles ont été renforcées par la tradition coloniale. Oui, nous tournons résolument le dos à cette forme de pluralisme abusivement appelé démocratie et nous ouvrons la porte à une nouvelle démocratie.

* Laquelle ?

T.S. — Elle sera révolutionnaire. C’est-à-dire que le peuple, conscient de ses intérêts et des réalités voltaïques, s’organisera, définira et précisera la politique qu’il entend voir mener dans ce pays H ne s’agira pas, bien entendu, de réunir les sept millions de Voltaïques ensemble en un seul lieu et de leur demander la rédaction d’une plate-forme ou d’un cahier de doléances. Cette vaste consultation, qui sera permanente, aura lieu au travers des instances démocratiques et populaires. Les Comités de défense de la Révolution (C.D.R.) par exemple.

Le peuple pourra alors dire ce qu’il attend de ses dirigeants et ce qu’il entend par le mot développement. Donc, il sera à même d’assumer ses responsabilités. Je disais démocratie révolutionnaire ; j’entends par là que le peuple saura aussi reconnaître ses ennemis et ne pas, par « démocratisme », pactiser avec eux. Il les écartera et ne tiendra compte que de la voix de ceux qui s’avéreront soucieux de l’intérêt majoritaire. Ce sera une expérience démocratique d’un type nouveau pour la Haute-Volta.

* Vous mettra-t-elle à l’abri des trafics d’influence dont on parle déjà dans les élections des C.D.R. ?

T.S. — Nous l’espérons. Nous savons que d’ores et déjà, certains individus tentent d’agir dans les C.D.R. à la manière de ce qui se faisait avant. Ils affectionnent encore ce semblant de démocratie : plus on est nombreux, plus on aura raison ; c’est la voix de la majorité une majorité dont la conscience aura été achetée au préalable. Nous n’appelons pas cela la démocratie. Nous sommes aussi conscients des tentatives d’infiltration et de récupération des C.D.R. par la réaction. Nous ne le tolérerons pas. Tout comme nous ne tolérerons pas que l’on distribue des billets de banque, afin de récupérer un seul C.D.R. pour pouvoir « torpiller » le régime ou ramener quelque compagnon de lutte politique. La démocratie révolutionnaire ne s’accommodera pas de ces pratiques-là.

*  On dit que la féodalité et la droite infiltrent les C.D.R…

T.S. — C’est vrai. La droite, d’une manière générale féodalité comprise, tente d’infiltrer et de récupérer les C.D.R. Peut-être même en contrôle-t-elle déjà un certain nombre. Nous en sommes conscients et les dispositions seront prises pour lui barrer la route. Cela étant, la droite aussi a compris que le jeu politique a changé en Haute-Volta et elle a raison. Ce jeu a définitivement changé avec le 4 août, l’amorce de ce changement étant le 7 novembre 1982. Le 17 mai [arrestation de Thomas Sankara alors Premier ministre] lui a donné l’illusion que l’amorce du changement n’était qu’un incident de parcours. Elle tentera donc par tous les moyens de « revenir aux affaires » et de recourir à ses anciennes méthodes. D’où son intérêt subit pour les C.D.R. et l’action révolutionnaire. La droite oublie une chose : la révolution étant continuelle, elle, la droite, ne tardera pas à être confrontée à sa propre réalité quand viendra, plus vite qu’on ne le croit, la clarification. Sur la base du combat que nous allons mener avec les C.D.R., cette droite sera nécessairement démasquée et écartée. 11 convient bien sûr de la déloger au plus tôt pour qu’elle ne s’incruste et ne gêne pas l’action révolutionnaire entreprise. Reconnaissons à la droite une certaine logique : elle ne s’avoue jamais vaincue. Ici comme ailleurs. Et comme elle a peu de scrupules, tous les moyens lui seront bons pour reconquérir ses privilèges et les positions perdues.

* Votre base politique, la gauche voltaïque, est toujours divisée. Y a-t-il une volonté de remédier à ce morcellement ?

T.S. — C’est vrai que la gauche n’est pas unie : cela tient à plusieurs facteurs, dont l’action répressive des régimes d’avant le 7 novembre 1982. Désunie, la gauche voltaïque se manifeste à travers des familles qui s’opposent, et même se combattent. Nous espérons cependant et c’est l’objectif de notre action qui peut être appréciée par les uns et rejetée par les autres que l’ensemble de la gauche se retrouvera autour d’une plate-forme commune. Elle se retrouvera parce que le combat engagé est une lutte pour la survie entre la droite et toute la gauche. Et si nous échouions faute de soutien, nous ne serions pas les seuls à faire les frais de la répression. Ce sera la gauche dans son ensemble et avec elle tous ceux qui, de près ou de loin, en seraient proches.

Je vous citerai un exemple. Immédiatement après le 17 mai circulait ici une liste noire de plusieurs centaines de personnes de diverses catégories socio-professionnelles plus ou moins affiliées à des organisations et partis de gauche. Des Voltaïques que l’ancien régime voulait écarter de toute vie professionnelle. C’était le début de la chasse aux sorcières. Etait-il normal qu’une fraction de la gauche, tout en disant se « démarquer » du régime du 17 mai, croisât les bras face à la violence qui s’abattait sur une autre ? Néanmoins, nous reconnaissons aussi que les luttes et la compétition au sein de la gauche sont nécessaires, voire inévitables. D’abord, soyons clairvoyants : la gauche est caractérisée par des sensibilités et des appréciations diverses. Les luttes et la compétition en son sein sont nécessaires à l’enrichissement du débat politique et idéologique en Haute-Volta. La monopolisation du débat d’idées par un seul courant ne pourrait-elle ouvrir la voie à des formes de compromission et de collaboration qui finissent par altérer le sens critique ? Les combats au sein de la gauche, tant qu’ils sont générateurs de progrès, sont souhaitables. Mais ce que, en tant que révolutionnaires voltaïques, nous ne saurons apprécier, ce sont les combats stériles, si stériles qu’ils privent ceux qui luttent des soutiens indispensables.

* On vous accuse, à droite, d’être hostile à la propriété privée.

T.S. — Accusation gratuite et malveillante. Je dirai même que la propriété privée est une chose normale au stade actuel de notre société. Il est normal qu’elle soit sauvegardée. Ce que ’les Voltaïques n’admettent pas, c’est la propriété privée malhonnêtement acquise. Dès lors, il serait anormal que le pouvoir, quel qu’il soit, se montre complaisant à l’égard de l’acquisition frauduleuse d’un bien national par quelques individus au détriment de tous. A l’heure actuelle, le problème si problème il y a de la propriété privée ne se pose pas en termes de lutte des classes, mais essentiellement d’un point de vue moral qui débouche sur l’efficacité économique. Notre sous-développement chronique s’explique aussi par l’accaparement frauduleux, le détournement du bien national par quelques individus à des fins privées. Cela, en revanche, n’est pas tolérable et ne sera pas toléré. La lutte contre l’acquisition malhonnête de la propriété individuelle est une forme de justice sociale dont bénéficient de larges masses populaires, toutes composantes du processus révolutionnaire actuel.

* On vous dit assagi après les épreuves du 17 mai 1983. Quelles leçons tirez-vous de votre traversée du désert ?

T.S. — La leçon essentielle ? J’essaie d’expliquer plus clairement ce que je fais. Je n’ai changé ni d’orientation ni de convictions ; j’essaie simplement de me faire mieux comprendre. Lorsque mes amis et moi disions : « Tremblez ; le C.S.P. arrive ! », nos supporters eux-mêmes prirent peur alors que nous voulions produire l’effet inverse. Aujourd’hui, nous reconnaissons que, faute de nous être suffisamment expliqués, nous avons provoqué l’hostilité des personnes de bonne foi et bien disposées à notre égard. Nous avons laissé corrompre et entraîner d’importantes fractions du public dans de mauvais combats qui n’étaient pas les leurs.

Prendre aujourd’hui le temps d’expliquer, même à nos adversaires, ne signifie nullement que le capitaine Sankara a changé de convictions. Pourquoi changer ? Les problèmes voltaïques, eux, ont-ils changé ? Au contraire, et nous les exposons aujourd’hui avec une plus grande clarté. Alors, si nous nous sommes assagis, c’est peut-être que nous avons, acquis plus de pédagogie. Pas plus que nous n’avons renié la moindre conviction, nous ne disons ou n’insinuons aucunement que nos ennemis d’hier sont aujourd’hui devenu subitement des alliés. Cependant, un terrain d’entente peu être trouvé, moyennant quelques explications, avec de secteurs qui, sans être des ennemis, étaient plutôt réservé ; à notre égard. Si vous appelez cela « sagesse », elle serait à notre honneur, mes camarades et moi.

· Je serais tenté de demander au « sage » que vous êtes quel rôle la chefferie traditionnelle des vieux sages africains peut jouer dans le processus actuel…

T.S. — Je répondrai que la chefferie féodale peut jouer un rôle d’une grande importance. Elle est porteuse d’un certain nombre de conceptions et de valeurs généralement dépassées à l’heure actuelle. Elle est, par conséquent, et pour bien d’autres raisons, de plus en plus marginalisée. Cette marginalisation est plus ou moins marquée selon les régions. Elle l’est davantage dans le Sud-ouest et dans l’Ouest ; moins ailleurs, sur le plateau mossi, le Nord, le Sahel et l’Est encore très « féodaux ». Néanmoins, nous faisons la distinction entre ceux que, avec toutes les réserves, j’appelle les « bons » et les « mauvais » féodaux. Entre ceux qui pourraient comprendre les aspirations de leurs peuples et contribuer à résoudre les problèmes qu’ils affrontent et ceux qui, au contraire, ne vivent et ne règnent qu’à partir d’une position sociale et d’un droit divins, d’un droit qui ne souffre aucune contestation et qui n’a donc nul besoin de tenir compte de la volonté populaire.

Certains chefs ont compris que, pour se maintenir, ils doivent composer avec le sentiment populaire. C’est peut-être de la démagogie. Toujours est-il qu’ils organisent leurs peuples autour des tâches concrètes d’intérêt commun des écoles, des dispensaires, des routes. Ils ont également donné d’eux-mêmes une image d’hommes justes bénéficiant donc de la confiance de leurs « sujets » et apparaissant comme nécessaires au groupe social auquel ils appartiennent. Ces chefs-là, bons organisateurs, peuvent jouer un rôle positif dans l’évolution sociale entamée. On ne peut en dire autant de certains notables féodaux qui, d’ailleurs, commencent à être rejetés par leurs populations. Ils perdent leur influence parce qu’ils n’ont pas pu ou voulu évoluer et s’adapter aux réalités du moment. Ils vivent encore en parasites qui rançonnent et pillent leurs sujets. La chefferie traditionnelle est une réalité en Haute-Volta ; sans trop nous faire d’illusions, nous voulons en extraire ce qui pourrait être bénéfique au peuple voltaïque, ce qui nous paraît être des outils, des atouts du peuple voltaïque, telle la discipline et l’ardeur au travail. Ce qui est un frein au développement sera rejetés et ses défenseurs seront combattus et éliminés. A titre d’exemple : nous ne pouvons admettre, dans le cadre de la révolution, que des jeunes “filles soient mariées à qui l’on veut avant même leur naissance. Certaines pratiques féodales ne seront plus tolérées.

Lundi 24 Octobre 1983

N° 307 Afrique – Asie


[Thomas Sankara évoque dans cette dernière partie de son entretien avec notre collaborateur, la place de la révolution voltaïque dans le contexte régional et précise, notamment, ses rapports avec les pays voisins.]

*  Parlons un peu de l’Afrique, plus particulièrement de l’Afrique occidentale. Certains de vos voisins ont toujours manifesté la crainte de voir votre pays se transformer en « base de la subversion libyenne ». Qu’en pensez-vous ?

THOMAS SANKARA. — C’est une peur injustifiée. Je sais que, généralement, la peur est irrationnelle ; elle ne s’explique pas. C’est souvent une réaction émotive. Dans le cas que vous évoquez, cette crainte est pour le moins injuste et injustifiée. Nous sommes totalement opposés à toute forme de déstabilisation de notre régime, nous nous battrons contre toute agression extérieure et nous le proclamons haut et fort. C’est dire qu’à l’inverse, nous n’entendons pas nous lancer dans quelque aventure que ce soit : attaquer ou déstabiliser un pays voisin ou frère ; encore moins servir de « base de subversion », libyenne ou autre. Nous pensons aussi, pour ce qui nous concerne, que lorsqu’on est responsable politique, l’on doit être en mesure de nouer des amitiés, de faire des choix tout en évitant d’être en situation d’inféodation et de dépendance. Il faut savoir ne pas devenir un vassal. Telle est notre position de principe et nous entendons l’appliquer dans sa totalité.

Au demeurant, la révolution voltaïque n’est pas exportable. Je ne v s pas non plus comment, en tant que révolutionnaires, nous pourrions permettre que notre pays serve de hase d’agression. J’ajouterai que lorsque l’on aime son peuple, on aime également les autres peuples. Alors, ce que l’on ne permet pas contre son peuple, on se l’interdit aussi contre les autres peuples. Je le répète : la Haute-Volta ne servira pas de base d’agression contre quelque pays africain, voisin ou non.

En revanche, je reste convaincu que les mêmes causes peuvent produire les mêmes effets sous tous les cieux. En Haute-Volta comme ailleurs. Nos voisins comme les Etats lointains doivent regarder avec clairvoyance leurs propres contradictions sociales qui, dans la plupart des cas, opposent la majorité du peuple à une minorité au pouvoir qui se maintient par la corruption, l’intimidation ou la répression. Fatalement, ces contradictions trouveront un jour leur solution et pour cela, nul besoin de l’intervention du colonel Kadhafi, encore moins de l’entremise de la Haute-Volta du 4 août qui proclame que sa révolution n’est pas un produit d’exportation. Je crois qu’on nous cherche une mauvaise querelle en nous présentant comme un tremplin de la politique libyenne. Je sais aussi que quelques-uns de ceux qui nous font cette mauvaise querelle sont obsédés par l’image de la stabilité. Ils n’ont pas manqué, en analysant les événements qui ont secoué la Haute-Volta ces derniers temps, de parler d’« irresponsabilité » et d’« instabilité chronique ». Pour notre part, nous sommes heureux, d’avoir connu cette fièvre ; elle nous a permis de vider un abcès. Je dirai que partout où ces abcès existent, s’ils ne sont pas rapidement vidés, ils éclateront d’eux-mêmes, peut-être avec violence. Ce sera alors dommage pour ceux qui en avaient peur.

En Haute-Volta, nous donnons la parole à notre peuple. Dans les C.D.R., sur la place publique, à la radio. Nous ne cachons ni nos difficultés, ni nos lacunes, ni nos ambitions. Que chacun résolve ses problèmes à l’intérieur de ses frontières, au lieu de faire de mauvaises querelles au voisin. Je me demande si, quelquefois, certains ne confondent pas leur peur des masses populaires avec celle qu’ils pourraient avoir du colonel Kadhafi ou de quelqu’un d’autre.

* On peut penser que la modération de ton que vous observez est une ruse pour gagner du temps et consolider votre régime.

T.S. — Non. Il ne s’agit pas de cela. J’essaie de m’expliquer posément et franchement. Je pense que certains voisins tiennent encore à des clichés et à des préjugés défavorables à notre égard. Ces préjugés sont tenaces. Leur accordant le préjugé de bonne foi, je prends le temps d’expliquer ce que nous faisons, que notre peuple apprécie et que nous continuerons de faire. Je prends aussi le temps de les convaincre de ma sincérité.

*Disons plutôt qu’une tension entre votre pays et la Côte-d’Ivoire pour prendre un exemple vous serait préjudiciable sur le plan économique.

T.S. — Elle serait aussi préjudiciable à la Côte-d’Ivoire et je ne souhaite ni une telle tension ni une quelconque difficulté au peuple frère de Côte-d’Ivoire. Tout doit être fait pour éviter une telle éventualité.

*  Sur le litige frontalier voltaïco-malien, vous avez multiplié, ces temps-ci, les déclarations conciliantes. Avez-vous l’impression d’avoir été entendu à Bamako ?

T.S. — Certainement. J’ai confiance. Je suis d’autant plus Confiant que le président [malien] Moussa Traoré nous a envoyé, le 24 août, ici, l’ambassadeur en Haute-Volta, résidant à Abidjan, qui est reparti très assuré de Ouagadougou. Il nous a .transmis un message verbal extrêmement chaleureux et amical du chef de l’Etat malien. Un message montrant qu’un pas nouveau a été franchi. Ce litige, au-delà d’une certaine charge passionnelle, est avant tout psychologique. Je sais qu’aujourd’hui, les Maliens comme les Voltaïques éprouvent le désir sincère d’en finir avec cette affaire. De part et d’autre, nous devons faire en sorte que la fierté, qui est un sentiment commun aux deux peuples, ne soit Pas exploitée par ceux-là mêmes qui ne souhaitent pas la fin de ce prétendu conflit. La susceptibilité et l’amour-propre, même fondés, ne doivent en aucun cas prendre le dessus sur la volonté de dialogue, la recherche de l’entente et l’amitié entre nos peuples.

Le Mali a eu la volonté de résoudre des problèmes de frontières avec d’autres pays. Il l’a fait à merveille. La Haute-Volta également. Pourquoi, entre nos deux Etats, serait-ce chose impossible ? Je reste confiant et le C.N.R. ne ménagera aucun effort pour parvenir à l’harmonie entre nos deux peuples. Et, croyez-moi, ce n’est pas de ma part faire un pas en arrière, contrairement à ce que disent nos ennemis intérieurs. Si les problèmes du peuple voltaïque ne peuvent être résolus que par la guerre, nous aurons le courage de recourir à cette méthode. Nous ne reculerons pas devant une guerre juste pour notre peuple. Tout autant, nous ne l’engagerons pas dans une guerre injuste, dans une aventure téléguidée.

* On dit que le dossier Mali – Haute-Volta devait être envoyé à la Cour internationale de justice de La Haye. Est-il encore possible d’envisager une solution bilatérale ?

T.S. — Les arrêts et les avis de La Haye ne pourront jamais contraindre le Mali et la Haute-Volta à s’entendre, d’autant que, outre son aspect juridique, ce non-problème pourrait aussi avoir une charge sentimentale qu’il ne faut pas négliger. C’est pourquoi, avant, pendant et après La Haye, nous sommes condamnés à nous retrouver pour une solution définitive.

* On a souvent dit que le capitaine Sankara a acquis sa popularité en Haute-Volta par son attitude sur le « champ de bataille », lors des escarmouches de 1974-1975 à la frontière voltaïco-malienne. Qu’en est-il ? Que pensez-vous de cet épisode de votre carrière politico-militaire ?

T.S. — J’étais, à l’époque, lieutenant de l’armée de mon pays et je commandais une unité ; celle-là même dont on parle beaucoup aujourd’hui et qui est dirigée par mon camarade et ami, le capitaine Blaise, à Pô. En 1974-1975, je faisais mon devoir ; celui d’un officier qui se trouve à la tête d’une troupe et qui se doit de la protéger, de veiller à la sécurité des hommes dont la responsabilité lui a été confiée. Pour parler de « popularité », je n’ai fait qu’appliquer la’ tactique militaire connue des armées du monde entier et qui implique des attitudes offensives et défensives. En somme, j’ai accompli mon devoir. J’espère l’avoir bien fait. Mais je dois ajouter que, en marge de cet aspect militaire, j’avais l’âme en peine. Certains moments m’avaient alors profondément troublé et convaincu davantage que, Voltaïques et Maliens, nous étions dans un combat inutile et injuste vis-à-vis de nos deux peuples. J’étais d’autant plus peiné qu’avant même d’aller au front, je contestais la nécessité politique et humaine de cette « guerre ». J’estimais que le conflit pouvait et devait être rapidement résolu par nos chefs d’Etat. J’étais encore peiné à la vue de ces soldats qui ne comprenaient pas pourquoi Ouagadougou les avait envoyés là, qui cherchaient en vain le Malien et à qui il arrivait souvent de rentrer « bredouilles » de patrouilles longues et harassantes. Des soldats qui, progressivement, comprenaient pour qui et pourquoi ils risquaient de Mourir et pourquoi ils mouraient — car il y avait aussi des morts. Cela m’était d’autant plus pénible qu’en tant que « chef », je devais les maintenir là.

* Quelle était l’attitude des populations civiles ?

T.S. — Vous éveillez en moi des cauchemars, mais aussi l’intime conviction quant à la nécessité d’une solution politique définitive. J’ai souvent rencontré ces populations civiles, maliennes et voltaïques. Ce n’était pas leur guerre. Elles ne se sentaient pas concernées par le conflit. Entre elles, il n’existait pas de frontière. Ni géographique, ni linguistique, ni raciale. Rien. L’on passait allégrement et sans s’en rendre compte d’un Etat à l’autre. Combien de fois des paysans voltaïques sont-ils venus solliciter auprès de moi la permission d’aller régler un problème familial au Mali ? Combien de fois des paysans maliens sont-ils venus se présenter à moi dans un dessein similaire ? L’interpénétration était telle que ces humbles populations ne savaient pas à quelle autorité administrative s’adresser.

* Que pense alors le capitaine Sankara des frontières entre des pays aussi semblables que le Mali et la Haute-Volta ?

T.S. — Malheureusement, ces frontières existent. C’est la première constatation qu’il convient de faire. Mais j’avoue qu’à la lumière de mon expérience, elles n’existent pas pour les peuples. Ils ne les vivent ni comme une nécessité, ni comme une réalité géographique. On est dès lors en droit ce se demander qui a un intérêt quelconque au maintien de ces frontières, à leur concrétisation et à leur intangibilité. Certainement pas les peuples africains. Au-delà, était-il juste de maintenir les frontières, au lendemain des indépendances, pour plus tard les dépasser d’une manière ou d’une autre ? Ou aurait-il fallu les abattre dès ce moment-là pour ne plus avoir à affronter leur réalité ? Il est difficile, sur le plan théorique, d’être catégorique. Sur le plan pratique, les textes de l’O.U.A. en la matière sont là. Il faut « faire avec », tout en se fixant des objectifs beaucoup plus ambitieux et sans perdre de vue la complexité du problème car votre question, au fond, pose le principe de l’unité africaine. Si d’ici à une dizaine d’années, des actes sont posés pour minimiser l’importance des frontières ou les rétrécir telles des peaux de chagrin, ce sera un grand pas en avant et un héritage de taille pour les générations à venir.

* Que pensez-vous des hommes comme Nkrumah, Nasser et Lumumba ?

T.S. — Ces hommes sont des valeurs pour l’Afrique. De grands Africains qui avaient vu juste quant aux problèmes que nous vivons aujourd’hui. Et pour ne leur avoir pas donné raison au moment où il le fallait, nous subissons aujourd’hui de terribles crises et des difficultés qui auraient pu être évitées. Nous tentons, avec peine, de repartir sur leurs traces et d’entreprendre ce qu’ils auraient pu faire, avec plus de bonheur.

*  Encore une question. On a dit que certains milieux français ont « couvert » votre destitution du 17 mai 1983. Entre Paris et Ouagadougou, la page est-elle tournée ?

T.S. — Côté voltaïque, nous l’espérons et nous n’avons pas manqué d’œuvrer dans ce sens. Comme je le disais au début de cet entretien, le 4 août 1983 n’est pas une revanche. Par conséquent, le Conseil national de la Révolution n’a pas pris le pouvoir et ne l’exerce pas pour régler des comptes. Nous sommes revenus au pouvoir pour répéter ce dont mes camarades et moi sommes convaincus. S’il est vrai que les milieux évoqués ont réellement « couvert » les événements du 17 mai encore que tout reste prouver en la matière, il est de l’intérêt des bonnes relations qui doivent exister entre la France et la Haute Volta que ces mêmes milieux tirent les leçons de l’attitude du peuple voltaïque à la suite du 17 mai 1983.

Il n’est même pas indispensable qu’ils tirent une quelconque leçon de notre attitude, mes camarades du C.S et moi. Tous les observateurs nationaux et étrangers ont pu vérifier l’indignation du peuple voltaïque face au eu porté à une fraction du C.S.P. qui, dans le difficile exercice du pouvoir, n’était ni dans l’illégalité comme cela a prouvé dans l’entretien que vous aviez eu avec le capitaine Blaise (1), ni minoritaire. Elle avait même la confiance l’immense majorité de notre peuple. Mais cette indignation ne signifie pas que le peuple voltaïque ou le C.N.R. tourne le dos à la France. Non mais une page doit être tournée,

* Pourquoi avoir supprimé le ministère de la Condition féminine ?

T.S. — Ce département était un gadget ; la manifestation. .l’une certaine condescendance des hommes alors au pouvoir vis-à-vis des femmes. Ce ministère avait été créé pour rassembler des femmes qui rivalisaient de parures, de dorures autres coquetteries lors des baptêmes, des mariages et quelques autres manifestations ; créé aussi pour former parterres celui des femmes qui chantent et celui des femmes qui dansent ayant pour rôle de donner l’impression que le régime était fort et soutenu massivement. Nous, C.N.R., n’avons pas besoin de cela. Nous n’avons pas besoin d’un ministère du Folklore féminin. Oui, ce ministère a été supprimé, mais cela ne signifie pas que nous avons fermé la porte du gouvernement aux femmes, ni que nous ignorons certains problèmes de la femme voltaïque. La démagogie proféministe n’aura pas cours sous le C.N.R.

La femme voltaïque n’a pas besoin d’être singularisée comme un objet ou comme femme au sens péjoratif méprisant du terme, c’est-à-dire la femme à laquelle certaines tâches et emplois particuliers sont exclusivement réservés, Nous rompons également avec le cliché qui veut que « seule une femme comprend les autres femmes », alors que la preuve contraire a plus d’une fois été fournie. Nous considérons que la femme voltaïque est, dans le cadre de révolution, l’égale de l’homme, s’agissant des responsabilités à assumer. Du reste, nous pensons qu’un homme peut parfaitement défendre les intérêts des femmes, si intérêts particuliers il y a et vice-versa. C’est en outre un dévolu pour chaque révolutionnaire, homme ou femme, de défendre les intérêts du peuple entier, sans sectarisme d’aucune, sorte. En résumé, je dirai que nous n’avons pas voulu sacrifier à la mode. Nous aurions pu former un gouvernement composé uniquement d’hommes ou exclusivement de femmes, sans être en contradiction avec nos principes et nos convictions. Et puis, condition pour condition, il en existe a infinité et il faut les analyser toutes : la condition de l’enfant ; celle du troisième âge ; la condition paysanne ; la condition ouvrière. Il y a même la condition masculine.

* On voit peu de femmes dans la bataille politique actuelle…

T.S. — C’est vrai. Elles sont encore méfiantes ou exprime de la sorte les effets d’une exclusion pluriséculaire de la vie politique. Certaines n’y croient tout simplement pas comme beaucoup d’hommes du reste. Nos femmes restent encore sous influence et sont victimes de la vision féodale la vie sociale, une vision que nous combattons. Les femmes doivent combattre pour se libérer et ne pas attendre que l’homme les libère, car ce serait pour mieux les asservir Une liberté donnée et reçue est une liberté sous condition.

Source : Afrique Asie N°306, 307 et 308 datés respectivement de 26/09, 10/10, 07/11 1983.

 

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