Gisèle Prignitz
Le temps de la révolution au Burkina Faso a tracé un sillon fulgurant dans le paysage social de ce pays qui a, en particulier changé de nom en 1984, à la faveur du changement de régime. Depuis 1990, date de la constitution qui a doté le pays d’un parlement élu, on est revenu à l’état de droit mais la période des ” années Sankara ” demeure bien présente à l’esprit, et malgré les turbulences de l’histoire, garde une certaine aura. On lui reconnaît, en particulier des acquis sociaux et un ” esprit ” de dignité, d’intégrité qui fait la fierté et la valeur d’une nation respectée en Afrique ;
Les procédés rhétoriques, souvent outrés, mis en œuvre dans le discours révolutionnaire de l’époque ” pure et dure ” (jusqu’à la mort de Sankara le 15 octobre 1987), seront examinés sous l’angle de l’analyse stylistique. Les corpus d’étude sont vastes et ont bien d’autres implications sociolinguistiques : discours politiques, journaux, tracts, romans.
Il s’agit ici de voir comment cette parole à la fois libérée et formalisée -on peut même aller jusqu’à parler de langue de bois – nourrie d’idéologie marxiste, a pu jouer un rôle de médiation entre
tradition et modernité, majorité analphabète et intellectuels politisés, situation interne au pays et reste du monde, nord et sud, pays riches et tiers-monde, systèmes politiques capitalistes et non-alignés, etc.
Elle a participé à la transition démocratique qu’ont connue dans les années 90 d’autres pays africains, comme le Mali
La Haute-Volta a été riche en tribuns, et la vie politique reste avec la révolution (qui n’a jamais été officiellement reniée) une source de joutes oratoires et de débats animés au Burkina Faso. C’est surtout la période du début que j’ai étudiée, à travers les discours de Sankara (dès 1983) et les enregistrements des TPR (1984-87). C’est à partir de ces productions que la valeur symbolique du français apparaît, dans le contexte de décolonisation le plus radical. En effet, l’instauration du régime révolutionnaire en Haute-Volta se fixe pour objectif la destruction d’un monde ancien, qualifié de réactionnaire, pour édifier de nouveaux modes de sociabilité fondés sur un code moral autant que politique.
La prise de pouvoir par T. Sankara le 4 août 1983 marque (…) une rupture, un renversement [des] relations Etat-société,
note R. Banégas (1993 : 5), qui définit la révolution burkinabè comme “une révolution du verbe” (p. 19),
pour commencer d’objectiver dans les mots le nouvel ordre révolutionnaire.
La volonté hégémonique qui l’accompagne vise l’imposition d’un nouveau sens commun, que traduisent la néologie lexicale, l’obsession des définitions, l’impact des images et la familiarité du ton : cette “magie performative” donne au discours une dimension affective très sensible :
Les problèmes de la cité sont pensés sur le mode familier des relations sociales (F. Bon)
et permet l’action (ibidem p. 24). Ceux qui en ont les clés se font un devoir d’éclairer les masses.
I Lecture d’une époque à travers ses productions verbales.
Pour le linguiste, la constitution d’un corpus est l’équivalent pour l’historien des documents, plus globalement des données. Spectatrice de cette période, je l’ai observée aussi en sociolinguiste. Mais c’est l’étude des documents écrits ou enregistrés qui m’ont permis de saisir les relations entre l’image magnifiée ou conspuée de la comète Sankara et les actions concrètes qui ont marqué leur époque et laissé des traces durables. Il s’agit donc de transcriptions d’enregistrements de procès, du recueil des discours de Sankara “Oser inventer l’avenir”, dont la parole est relayée par des revues spécialisées ou autorisées sous la Révolution Démocratique et Populaire (R.D.P.), qui viennent éclairer la diffusion d’une rhétorique avant tout orale.
Les tribunaux populaires de la révolution, un corpus sociolinguistique
Les T.P.R. ont été mis en place par Thomas Sankara en 1984 pour sanctionner les abus financiers des gestionnaires de la République avant l’avènement de la révolution d’août 1983. C’est essentiellement le régime précédent qui était visé, celui du CMRPN issu d’un putsch militaire, sous la direction du colonel Saye Zerbo. Diffusés par la radio en direct, ces T.P.R. ont mobilisé la population. Le but était d’édifier le peuple par l’exemplarité de la procédure. Mais cet acte fondateur, qui devait permettre au peuple des sans voix d’exercer sa justice, face aux subtilités du droit “étranger, napoléonien” (Sankara, 1991 : 74), exprimées dans un idiome incompréhensible, apanage des lettrés, va conférer à la langue française un élan sans précédent.
On y voit à l’oeuvre une langue qui sert de vecteur à la confrontation idéologique. Les signes extérieurs d’élitisme, d’intellectualisme, sont bannis. Pas question d’user d’un registre trop marqué – ce qui pourrait être taxé de morgue -, ni de se prévaloir d’une bonne éducation, attribut de la “petite bourgeoisie livresque et dogmatique” (idem : 84). Le débat porte moins sur les faits (les détournements) que sur l’attitude de prévenu quittant son mépris “féodal” pour témoigner sa “gratitude” à l’égard du peuple “qui le châtie et l’aide à retrouver sa place au sein du peuple” (idem : 74). Du reste, le rôle pédagogique des juges, qui reprennent les propos des prévenus, est nettement prescrit.
Il s’agit de proposer une grille d’analyse du réel, de filtrer les données de la réalité, de se poser en guide éclairé et de munir d’un bouclier les masses exposées aux forces répressives.
Pourquoi le français alors que les débats se déroulent entre Voltaïques (puis Burkinabè) ? D’abord parce la révolution a voulu gommer au maximum les différences ethniques et s’est servi du français pour mettre à égalité les citoyens, allant même jusqu’à lui confier la mission de rassembler le peuple sous l’égide d’un enseignement de masse dont les chevilles ouvrières avaient à peine eu le temps d’en apprendre les rudiments… le recrutement des enseignants se faisant sur la base d’une épreuve d’idéologie. Le français joue un rôle véhiculaire et symbolique : il tend à incarner un idéal politique et social.
C’est aussi que les accusés sont des responsables politiques, adversaires des juges, souvent issus des mêmes formations universitaires, ou de hauts fonctionnaires. Ils ne partagent pas les mêmes valeurs, mais ont en commun un statut social dont le maniement du français est l’apanage. Les protagonistes sont en mesure et ont le devoir de parler français, mais pas un français académique, puisque la connaissance est remplacée par l’intuition, reflétant le style le plus vernaculaire, car spontané, sans souci de beau langage… Le rôle des juges est celui de médiateurs.
On assiste à une situation paradoxale qui est très surveillée (on pourrait dire sous haute surveillance) et dépouillée d’artifices. Il s’agit pour les accusés de convaincre, pour les accusateurs de persuader qu’ils sont dans l’erreur. La rhétorique à l’œuvre dans ces défenses (proclamant leur innocence) ou ces réquisitoires (volontiers teintés de formules inspirées de la langue de bois) est un des éléments qui révèlent le plus l’adaptation de la langue étrangère aux intentions des locuteurs, son appropriation – ou sa “naturalisation”.
2. Un français approprié à son objet
Dès son avènement le sankarisme se pose comme novateur, ce que souligne l’hebdomadaire Carrefour africain (n° 764, p. 5) qui reproduit l’intégralité du discours d’investiture du premier ministre le 4 février 1983 :
Il s’agit d’un fait historique dans la mesure où le ton est “nouveau”, dans la mesure aussi où le Premier ministre, officier de l’armée a été désigné à ce poste par des militaires.
L’éditorial du même journal retient la vibrante profession de foi du capitaine Thomas Sankara qui a la force de la conviction et de la passion. Le messianisme du personnage apparaît d’ailleurs dans son discours :
Souvenez-vous, le ministre, c’est-à-dire le serviteur, se ruine en pensant, en dépensant et se dépensant pour son peuple. Mais il s’enrichit moralement s’il sait mériter l’amour de son peuple.
La référence aux béatitudes et à l’impératif évangélique de s’abaisser au rang du plus humble de ses frères s’impose. Mais le militaire aura toujours conscience que l’insurrection révolutionnaire, si légitime soit-elle, est un acte à justifier.
2.1. La part du lexique
La configuration du lexique donne forme à la pensée nouvelle. Le roman d’Orwell, 1984 – la date est une de ces coïncidences imprévisibles de l’histoire -, développant les caractéristiques de la novlangue d’un régime totalitaire, aurait puisé là des exemples “plus vrais” que nature, les eût-il imaginés africains !
2. 1.1. Changer les noms
Un des premiers actes du nouveau régime révolutionnaire est de changer le nom du pays. La Haute-Volta, appellation coloniale dont l’origine est mal éclaircie, mais de toute évidence exogène, fait place au Burkina Faso, “patrie des hommes intègres”. Ce dernier mot reflète l’idéologie radicalement nouvelle qui fait d’une société hiérarchisée un peuple sans classe. En effet, comme le rappelle la synthèse de la conférence de F. Guirma le 29-01-1983, l’ancien royaume mossi différenciait les citoyens en “burkina” et “talsé” (dignitaires et roturiers).
Avec la révolution, tout citoyen devient un homme libre.[CA n° 764 du 4-2-83, p.20]
De plus, le partage du pouvoir fait de tout citoyen un orateur et un politicien en puissance. Un projet universel, qui concerne tous les acteurs de la vie politique. “L’armée du peuple”, organe de lutte et d’information du conseil du salut du peuple, n° 000 daté du 13 février 1983 (14 pages) proclame cette liberté d’expression de tous : [CA n° 766 du 18-2-83, p. 9].
Il faut, selon le CSP, permettre à tous les Voltaïques d’avoir accès à l’information, de s’exprimer, de tout remettre en cause, même le pouvoir actuel
Le changement profond des mentalités constitue la nouveauté fondamentale, car le cadre politique, le support idéologique qui manquait est maintenant créé. Pour cela, les rencontres de sensibilisation, les séminaires de conscientisation, les tournées, “sorties” sur le terrain se multiplient : réforme du système éducatif, qui “descend dans la rue”, hors des “quatre murs de l’IRAP” [CA n° 806 du 25-11-83, p.20]. La popularisation du savoir devrait faire échec à la différence entre classes sociales. Les écoles expérimentales, qui introduisent des travaux agricoles dans le cursus scolaire, se veulent un instrument de désaliénation, les produits de l’école d’antan devenant
étrangers dans leur milieu traditionnel pour lequel ils n’auront que du mépris et un dédain prononcé pour le travail manuel.
La puissance des instruments de la révolution tient à leur faculté de désignation : ils peuvent indexer les “ennemis du peuple” ! C’est-à-dire dénommer et stigmatiser ceux que Sankara, dans un discours célèbre du 26/3/83 a épinglés (p.29-37). Cela n’est pas sans rappeler le rôle des comités révolutionnaires de 1793
dont l’activité essentielle consiste à séparer les innocents des coupables, les bons républicains des malveillants, (souligné dans le texte) en délivrant des certificats de civisme aux premiers et en surveillant les seconds,
selon Sonia Branca-Rosoff et Nathalie Schneider (1994 : 83).
2.1.2. Les ennemis du peuple
L’anathème lancé sur les forces de réaction, qui peuvent être de résistance passive (d’insubordination) ou active (d’opposition) s’appuie toujours sur des couples de notions opposées, selon un manichéisme dont l’enjeu est de produire “une grille d’interprétation” (Banégas, op. cit. : 41) applicable à toutes les situations, permettant
de repenser et d’ordonner tous les phénomènes selon des schémas constants d’intelligibilité. (Ansart, P, Idéologie, conflit et pouvoir, Paris : PUF, 1977), p. 25
Ces couples sont Peuple et Ennemis, Exploités et Affameurs, Raison et Obscurantisme…, non sans la contradiction qu’il y a à prêter à autrui ses propres faiblesses.
La “traduction” en langage militant des faits divers montre comment la révolution érige en parangons des anecdotes anodines. L’oeuvre de moralisation et de vertu va jusqu’à éradiquer les occasions de débordements.
Finalement la révolution se substitue aux chefs coutumiers qui réglaient ces problèmes, affirmant ainsi la disponibilité et la vocation universelle de la volonté populaire à unir les citoyens, et à proposer une justice rejetant les torts sur un ennemi putatif. Deux villages entretiennent une rivalité depuis trois ans ?
C’est l’action pernicieuse et souterraine de l’impérialisme et de ses valets locaux, des diviseurs de toutes sortes dans la localité.
2.1.3. L’intervention partout et sur tout
C’est l’oeuvre des CDR, qui quadrillent tous les secteurs (géographiques) et tous les domaines : santé, éducation, lieux de travail, culture, information, et même la police et l’armée. L’organe des CDR, Lolowulen, “étoile rouge” de mars 1985, met l’accent sur les principes organisationnels qui président à la bonne marche de la révolution. Il se réfère au Discours d’orientation Politique de Sankara, du 2 octobre 1983 (D.O.P.), qui a son monument à Ouagadougou (voir photographie). Il définit par ailleurs le statut des CDR :
Etre militant c’est vivre la vie intérieure des CDR, connaître ses règles, ses principes, ses objectifs et les observer véritablement. [LOLO, 26]
L’intrusion concerne tous les domaines, y compris la vie privée relative à la communauté restreinte : sous le titre “Les CDR en action”, on peut lire :
il a été décidé de limiter les funérailles aux seuls rites coutumiers. Ceci pour éviter le gaspillage des céréales et partant, mieux lutter contre les effets de la sécheresse. [LOLO, 10]
2.1.4. Citation autonymique
Les nuances apportées aux mots sont soigneusement observées, et leur citation autonymique très fréquente ; ainsi le principe du centralisme démocratique ne doit-il pas être appliqué de façon “fétichiste”. Refuser une critique fondée (et l’autocritique) c’est de la vantardise, c’est de l’auto-suffisance (lire : “de la suffisance”). De même on ne confondra pas la bourgeoisie compradore avec la politico-bureaucra tique.
L’arsenal lexical dont on dote le militant de base devient le bréviaire du CDR Ainsi, le Lexique du militant CDR comporte les mots
anarchisme, anarcho-syndicalisme, bourgeoisie, classes sociales, classe ouvriere, impérialisme, opportunisme, reaction politique. [LOLO, 32-33] & Pages idéologiques de Carrefour africain
Le rôle des juges pendant les procès révolutionnaires (TPR) est souvent d’indiquer le bonne “lecture” des faits et de rectifier les idées reçues : ainsi,
/dans le cadre purement voltaïque raison de plus pour que vous puissiez avoir des affinités politiques quand nous savons que tous les partis politiques en Haute-Volta sont fondés les partis politiques réactionnaires sont fondés sur des bases régionalistes et encore d’autres caractères/ [juge]
L’éducation, la vigilance permanente, le contrôle des individus passe aussi par le vocabulaire. La coloration burkinabè est avant tout dans leur usage mais aussi dans quelques concessions faites aux langues nationales, comme l’adoption de certains termes officiels (zatu, kiti, raabo)…
L’élocution est une partie de la rhétorique classique qui consiste à trouver des mots, à les agencer de façon percutante ou expressive : ils seront donc placés en antithèses.
Voilà des gens bien peu scrupuleux, sinon bien crapuleux. [LOLO, 15].
On voit qu’on entre aussi dans le domaine de la polémique, fondée sur la rupture entre l’énoncé du thème et du rhème (Morel, Petiot, Eluerd, 1992 : 166).
2.2. L’Argumentation
Parmi les topoi de la rhétorique classique, figure la définition : on s’applique à définir le mot qui devient un argument.
2.2.1. Invention : recherche des arguments
Dans le compte rendu du “séminaire sur les bals populaires”,
il a été défini comme une manifestation moderne ou traditionnelle publique, qui doit permettre à tout un chacun sans distinction de classe sociale, de se retrouver dans un lieu populaire pour mieux se connaître, se distraire et participer à l’action révolutionnaire [C.A. n° 806, p. 32]
“populaire” efface les clivages de classe ; en même temps c’est un argument sur le plan axiologique : valorisation des “lieux”, qui sont surtout populaires par opposition aux “endroits selects”. Enfin instrument de conscientisation politique. Le glissement est constant dans le rouleau compresseur idéologique.
Détaché du moment présent et visant à l’amplification de la démonstration, le discours révolutionnaire recourt au sous-entendu pour renvoyer à la situation. Ainsi, dénoncer l’impérialisme international et ses chiens noirs locaux, c’est désigner les ennemis comme étant blancs (dans le contexte, il s’agit de Français, les impérialistes par excellence)…
2.2.2. Le logos : raisonnements
Un autre exemple de la manière dont fonctionne l’argumentation, c’est le raisonnement tautologique et l’autoproclamation. Dans cet extrait, nous pouvons découper ainsi les propositions :
1) Le Peuple substitue à l’ordre ancien des classes et couches exploiteuses, son nouvel ordre, qualitativement supérieur, dont il est le principal et unique gestionnaire et bénéficiaire.
2) Mais sans une ligne politique juste, l’on ne saurait résoudre les problèmes économiques et sociaux qui se posent à notre pays.
3) Le D.O.P* définit les objectifs de la lutte de notre peuple et en explique la base théorique. * du 2 octobre 1983.
4) La juste ligne restera un voeu pieux s’il n’y a pas de force capable d’en organiser l’application conséquente et effective.
5) Cette force existe partout : dans les villages, services, quartiers et secteurs des villes, dans les établissements scolaires et professionnels, dans les garnisons. Ce sont les CDR [LOLO, 26]
que nous pouvons organiser ainsi :
1-Prémisses: volonté d’autodétermination, entité unique au lieu de hiérarchie
2- Mais référence à un ordre souverain qui transcende la volonté commune
3- Or, il existe un exécutif, qui devient extérieur à l’entité définie
4- d’où délégation du pouvoir
5- Car nécessité d’un encadrement : les CDR (CQFD)
Emanation du peuple, le nouvel ordre organisationnel a pris une forme concrète et omniprésente qui applique le statut des CDR (17 mai 1984), lequel est une étape supplémentaire (et plus avancée) dans la prise de conscience politique (ou conscience de classe). Embrigadés par la persuasion, les individus ne peuvent que s’incliner, c’est-à-dire s’enrôler concrètement..
Il n’est pas rare de rencontrer des camarades qui pensent qu’être révolutionnaire, c’est reconnaître la justesse du D.O.P. uniquement. Ils ne prennent pas part aux activités CDR .[LOLO, 26]
2.2.3. Elocution et disposition : la mise en mots et en discours
On assiste à la réécriture fantastique de l’histoire sous la plume de l’idéologue Paulin Bamouni : “la notion de classe” .[CA n° 806 du 25-11-83, p.12] Après avoir posé une évolution de la société à la manière de Rousseau (division sociale du travail et propriété privée) il propose un modèle de transformation des classes sociales. Le processus semble inévitable :
“la classe féodale se meurt petit à petit. Et cela est valable aussi pour la classe paysanne qui va disparaître un jour. Les classes qui montent sont la classe bourgeoise et le prolétariat”.
Voilà éliminés en une phrase la majorité d’une population rurale encombrante car composée de personnes réfractaires à l’idéologie des CDR et difficile à atteindre par les médias ! Conclusion :
nous évoluerons vers une société sans classe : le travail qui nous attend dans l’immédiat est la consolidation de notre révolution.
En effet, le courant de l’histoire fera bien le reste tout seul !
3. Une rhétorique efficace
C’est à partir des enregistrements des TPR qu’ont été étudiées les stratégies discursives, et les figures l’ont été dans les discours de T. Sankara. L’enjeu des TPR incite l’accusé à se garantir face à la foule qui est en face de lui. Ses cris, ses mouvements, ses sifflets scandent le déroulement des procès, à tel point que le Président de séance est souvent obligé d’intervenir pour réclamer plus de sérénité. C’est dire l’effet que la parole bien maniée (et non la langue) et adaptée à l’auditoire pourra produire. Quant aux discours du Guide, ils sont suivis avec une ferveur religieuse et la transcription publiée par Gazundi est ponctuée des réactions du public (applaudissements) comme les minutes d’une séance parlementaire.
3.1. Stratégies discursives
On aura à l’oeuvre, tant chez les accusés que chez les témoins à charge ou à décharge, des stratégies
3.1.1. de connivence, relevant de l’ethos pour capter la bienveillance (dans la pure tradition cicéronienne) ; ce qui implique le choix des références culturelles adéquates, l’art de camper un portrait (de soi, ou de ses “complices”, voire de ses adversaires si on peut ainsi minimiser les faits qui vous sont reprochés), de rapporter les événements, afin d’appuyer ou d’atténuer la part qu’on y a prise.
Lam : et puis il me reste un peu de dignité que je tire de ma culture voltaïque — divulguer les noms d’un quelconque bénéficiaire des fonds secrets ne serait conforme ni à la dignité de l’officier que j’ai été ni à la dignité de la fonction qui fut la mienne
3.1.2. de démonstration de son appartenance au groupe, en l’occurrence au groupe accusateur, dont le prévenu est exclu du fait qu’il est un “ennemi du peuple”: sa délicate position d’accusé (détourneur de biens publics) le met en demeure de faire la preuve qu’il est bien un fils du peuple- et constamment l’argument porte sur son train de vie, longuement évoqué par les listes minutieuses des biens, dont la valeur chiffrée est détaillée par le procureur, et que tente de dévaluer l’accusé. – donc sobre, honnête, économe. D’où les lieux développés, tendant à exalter l’honnêteté, la contrition, le dévouement, le patriotisme, au travers de l’autocritique, du lyrisme, des proclamations…
Lam : je vous demande en relation avec tous les CDR de la république de m’aider à retrouver pour le plus grand bien du peuple cette fortune frauduleusement accumulée par moi puisque je n’arrive pas moi-même à trouver où elle se cache + mes biens sont peu de choses en rapport avec votre accusation + en quinze années de pouvoir j’ai construit deux villas acheté une voiture mercédès et une peugeot bâchée
3.1.3. d’énonciation pour fléchir le public en sa faveur, l’amener à rire ou à vibrer, à consolider une image de soi qui est a priori floue, ou au contraire trop appuyée : discours indirect, usages de citations, d’allusions… Il s’agit de convaincre et de prouver qu’on est dans le coup, que l’on manie l’outil commun, ad hoc et qu’on va bien dans le sens de l’histoire. Par exemple, l’emploi du prénom au lieu du nom/ rapproche l’accusé de la vie sociale courante. En face de soi, le jargon politique tend à vous transformer en ennemi, accusation qu’il s’agit de renverser, quitte à user de pathos.
Lam : mais si cela peut faire le bonheur du peuple que j’ai toujours eu présent à l’esprit et vécu dans ma chair alors prenez-les et que le peuple se porte mieux soit encore plus libre et s’épanouisse pleinement car c’est à cela que j’ai sacrifié quinze années de ma vie/
3.2. Les artifices de la langue de bois
Ils sont donc à rechercher, d’après F. Thom (1987), dans
3.2.1. le manichéisme des concepts
Le lexique (p. 22) opère une classification des individus selon leur aptitude à servir le peuple ou à l’exploiter. Ainsi les dualités présentes dans le discours d’ouverture des TPR par Sankara (3.1.84) :
/il leur suffit de s’appuyer sur le droit révolutionnaire en rejetant les lois de la société néo-coloniale / A la morale immorale de la minorité exploiteuse et corrompue nous opposons la morale révolutionnaire de tout un peuple pour la justice sociale / l’étalage d’un luxe agressif et traumatisant face à un peuple qui se meurt de faim, de maladie et d’ignorance./
3.2.2. l’hyperbole
Sur le plan des figures de style, c’est celle qui est privilégiée
SAN, 72 : d’où les cotes mal taillées consistant par exemple en des internements administratifs, ce qu’appliquaient les philistins du CMRPN sous la docte houlette de l’inventeur-historien inquisiteur réactionnaire Joseph Ki-Zerbo.
et l’euphémisme (p. 53), la métonymie, liée souvent à la nominalisation, qui permet de réduire l’adversaire à un nom ou une étiquette (81),
SAN, 72 : le réactionnaire mégalomane M. Y. prétendait avoir obtenu démocratiquement 99,99% des suffrages / aucun arsenal de combinaison juridico-politique, aucune prestidigitation corruptrice de féodalité financière, aucun carnaval électoraliste ne pourront empêcher le triomphe de la justice des peuples.
mais surtout la métalepse, qui “représente dans le discours l’implication ou la présupposition”(82). Ici les adversaires sont enfermés dans des catégories immuables créées par le langage révolutionnaire actuel pour qualifier leurs actes passés
COM : deux anciens ministres du régime réactionnaire de la IIe république du général Lamizana deux membres du bureau politique du P.D.V./R.D.A. parti hâtivement constitué en mars 1980 par un ramassis d’individus et un conglomérat de partis réactionnaires à la solde de l’étranger pour exploiter et asservir le peuple voltaïque.
3.2.3. Violence et arbitraire
Mais la fonction essentielle de la langue de bois, parce qu’elle incarne le pouvoir, est de témoigner de sa violence et de son arbitraire (118) : la figure de la terreur et de la mort est partout présente, à commencer par la devise patriotique figurant en en-tête de toute déclaration officielle : la patrie ou la mort nous vaincrons ! Mais les “fossoyeurs de l’impérialisme” savent atténuer leur image menaçante :
Lam : ce tribunal populaire de la Révolution ne doit pas apparaître et ne peut pas apparaître comme un loup-garou ou pour prendre une expression de chez nous comme une ‘hyène ou un vautour prêt à déposséder ceux qui à la sueur de leur front ont accumulé je dis ont accumulé quoique accumuler en Haute-Volta puisse paraître trop —
3.3. La phraséologie
Le mot, polysémique, prend ici l’acception donnée par le Petit Robert comme didactique :
Ensemble des expressions (terminologie et particularités syntaxiques) propres à un usage, un milieu, une époque, un écrivain.
Il s’agit de se pencher sur la mise en œuvre, dans la construction du discours, dans une énonciation manipulée, de procédés particuliers qui constituent un codage propre à l’idiolecte révolutionnaire.
3.3.1. Procédés d’abstraction
La tendance à l’abstraction est constituée par un certain nombre de tournures, dont l’impersonnel,
L’ultime acte posé par le CNR en 1984 draine les recettes vers l’immobilier vers les caisses de l’Etat révolutionnaire. [LOLO, 13]
ou la substantivation (remplacement systématique des subordonnées circonstancielles par des noms précédés d’une préposition). C’est évidemment le cas des slogans comme
pour le développement des forces productives, renforçons la démocratie populaire.
mobilisés, conscientisés, déterminés et engagés, nous vaincrons
3.3.2. Hors du temps
L’absence d’embrayeurs, à part “maintenant et “demain”, noie le temps de l’histoire dans une temporalité an-historique, déréalise l’objet considéré et empêche l’inscription de l’événement dans un cadre objectif : c’est un temps mythique qui renforce la légende et l’exception du moment présent par rapport à la marche du monde. D’ailleurs Sankara ne nie pas ce que la révolution burkinabè a d’anachronique (au moment où la révolution s’essouffle un peu partout dans le monde).
(pancartes) : La révolution est un bouleversement qualitatif des statistiques. (photo)
Une seule voie : progressiste
En revanche le nous est omniprésent :
Si nous avons la conviction que c’est pour le peuple que nous créons, alors nous devons savoir clairement ce qu’est le peuple, quelles sont ses composants, quelles sont ses aspirations profondes. [DOP, p. 41].
Sinon, on recourt largement au passif :
Cette insurrection a été symbolisée par l’attitude courageuse et héroïque des commandos de la ville de Pô [DOP, p. 3].
3.3.3. Expressions figées
Les expressions sont redondantes ou constituent des chevilles :
Nous disons que, sans être le coup de grâce, c’est un coup mortel de plus assené à l’impérialisme, à la contre-révolution, à la bourgeoisie réactionnaire et parasitaire et à leurs alliés locaux. Nous ne sommes pas sans ignorer que si ces actes font plaisir aux larges masses populaires, ils dérangent plus d’un. [LOLO, 13]
Le symbole du masque et le topos du dévoilement passe par la métaphore :
Les ennemis du peuple, ce sont également ces forces de l’obscurité, ces forces qui, sous des couverts spirituels, sous des couverts coutumiers, au lieu de servir réellement les intérêts moraux du peuple, au lieu de servir réellement les intérêts sociaux du peuple, sont en train de l’exploiter.
Le recours aux images suppose un implicite (culturel) connu de tous, des clés.
A bas les hiboux au regard gluant !
A bas les caméléons équilibristes !
A bas les renards terrorisés !
A bas les lépreux qui ne peuvent que renverser les calebasses !
Ce qui est apparat du discours va ensuite passer dans le discours ordinaire. La parole inspirée de Sankara est devenu lieu commun dans la bouche des militants ? Ce ne fut pas le seul mérite de la Révolution de donner à chacun le sentiment d’exister par son verbe créateur.
Conclusion
L’enjeu révolutionnaire s’est bien exprimé ainsi : “les masses populaires exploitées par la classe dominante” doivent se démarquer du “système néo-colonial” entretenu par les “valets et alliés locaux de l’impérialisme” (Sankara, 1991 : 49), des “inquisiteurs réactionnaires” (idem : 72), suppôts des “forces rétrogrades de type féodal” (idem : 54) et des “contre-révolutionnaires apatrides” (idem : 73).
La révolution pour le peuple, avec le peuple, par le peuple, proclame Sankara à l’ouverture des TPR le 3 janvier 1984″. Et ce fut la consécration d’un français que le peuple marquait de son empreinte, et qui pouvait éclairer le peuple. Sankara (1991 : 173) s’est exprimé sur le français parce que
c’est en français que nous chantons l’Internationale, hymne des opprimés, des “damnés de la terre” (…) nous devons utiliser cette langue en conformité avec notre internationalisme militant.
Et d’ailleurs la mise en oeuvre de ces principes est bien présente dans cet “ acte ” posé par le verbe révolutionnaire :
Déclaration du CNR Ouagadougou le 31 août 1985
Le Président du CNR, Président du Faso, décide :
Les appellations Loi, Décret, Arrêté sont supprimées dans le vocabulaire législatif et règlementaire du Faso.
En lieu et place, les appellations suivantes sont consacrées :
la zatu, le kiti, le raabo, dépassant les concepts du droit bourgeois par leur contenu révolutionnaire.
La ZATU prise par le Président du Faso est l’expression générale de la volonté du peuple
Le KITI est pris par le Président du Faso et peut porter le contre-seing du ministre
Le RAABO est un acte pris par les autorités suivantes : Ministre, Haut- commissaire, Préfet.
La zatu est proclamée
Le kiti est prononcé
Le raabo est annoncé
La patrie ou la mort nous vaincrons
Capitaine Thomas Sankara
(extrait de La justice populaire au Burkina Faso, Ministère de la justice, 2e ed. 1986)
Gisèle Prignitz
Références bibliographiques
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Toulmin, E. Stephen, Les usages de l’argumentation, PUF "l’interrogation philosophique", 1993, 325 p.
Corpus :
Sankara (Thomas) [SAN] 1991, "oser inventer l’avenir"
Journaux :
LOLOWULEN Organe d’agitation et de propagande des CDR du Burkina (étoile rouge en jula) mars 1985 "La bataille du rail"[LOLO]
Carrefour africain n°764 du 4-2-83, 766 du 18-2-83, 806 du 25-11-83
Enregistrements des TPR :
Comité : membre du comité directeur du CMRPN
Douane : directeur de la douane cité comme témoin au procès Saye Zerbo
Emile, FK, TK : divers témoins cités aux TPR
Lam : procès Lamizana
COM : communiqué du département de l’information
Officier : témoignage d’un officier supérieur
Radio nationale du Burkina (RNB)
TPR : interventions des juges