L’Affaire Sankara

Ibrahima Maïga

Thomas Sankara a incarné, de 1984 à 1987, la dernière expérience progressiste de développement en Afrique. http://www.thomassankara.net, le site qui lui est consacré l’illustre bien. Qualifiée de révolutionnaire, l’ère sankariste a changé le nom du pays, qui de la Haute Volta est devenue la patrie des humains intègres, Burkina Faso. Durant ce bref épisode, le pays pauvre et enclavé a donné une leçon de courage et de détermination aux pays du tiers monde. Malgré des erreurs, les réalisations des trois années de la révolution ont été telles que toute l’Afrique en garde un indélébile souvenir.

Thomas Sankara a tenté de sortir du mode néocolonial de croissance en misant sur la condition féminine et les paysans et en tentant un développement autocentré, une gestion patriotique des deniers publiques et une politique internationaliste. Voici un extrait de son discours à la tribune de l’assemblée générale des Nations Unies :

"Je crie au nom des journalistes qui sont réduits soit au silence, soit au mensonge, pour ne pas subir les dures lois du chômage. Je proteste au nom des sportifs du monde entier dont les muscles sont exploités par les systèmes politiques ou les négociants de l’esclavage moderne. Mon pays est un concentré de tous les malheurs des peuples, une synthèse douloureuse de toutes les souffrances de l’humanité, mais aussi et surtout des espérances de nos luttes. C’est pourquoi je vibre naturellement au nom des malades qui scrutent avec anxiété les horizons d’une science accaparée par les marchands de canons. Mes pensées vont à tous ceux qui sont touchés par la destruction de la nature et à ces trente millions d’hommes qui vont mourir comme chaque année, abattus par la redoutable arme de la faim. Je m’élève ici au nom de tous ceux qui cherchent vainement dans quel forum de ce monde ils pourront faire entendre leur voix et la faire prendre en considération, réellement. Sur cette tribune beaucoup m’ont précédé, d’autres viendront après moi. Mais seuls quelques-uns feront la décision. Pourtant nous sommes officiellement présentés comme égaux. Eh bien, je me fais le porte-voix de tous ceux qui cherchent vainement dans quel forum de ce monde ils peuvent se faire entendre. Oui, je veux donc parler au nom de tous les laissés pour compte à parce que  je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger."

 L’expérience a été brutalement stoppée le 15 octobre avec son assassinat, et celui d’une dizaine de ses collaborateurs. Jusqu’à aujourd’hui son certificat de décès mentionne qu’il est décédé de mort naturelle.

Le régime du Burkina Faso s’est évertué durant ces 19 années à cacher la vérité à son peuple, à exécuter ou à intimider ses opposants, à instrumentaliser ou à museler la justice et la presse.

Au nom de Mariam Sankara et de ses enfants, durant les 9 dernière années, la Campagne internationale Justice pour Sankara a défendu les droits de Thomas Sankara devant toutes les instances du Burkina Faso, puis devant le Comité des droits de l’homme. Voir les différentes communications postées au site de coordination de la campagne : www.grila.org . Le régime Compaoré a tout fait pour décourager cette initiative. Cet acharnement logique avec le comportement qu’il a eu avec ses opposants, n’est rien comparé aux exactions perpétrées dans la sous-région et ailleurs en Afrique comme l’atteste le dossier des témoignages ici rassemblées. De connivence avec Charles Taylor, à l’attentat contre l’avion des présidents rwandais et burundais, en passant par la violation de l’embargo contre l’UNITA d’Angola ou la déstabilisation de pays frères… Derrière le vernis de démocratie, de stabilité et de soutiens extérieurs se cache une réalité que l’histoire exhibe petit à petit.. Il est désormais temps que Charles Taylor parle.  

 

Après l’assassinat de Thomas Sankara…

Plusieurs versions de ce qui s’est passé le 15 Octobre 1987 puis dans l’évolution du régime Compaoré existent. Ici sont réunis pèle-mêle divers témoignages sur les péripéties de l’assassinat de Thomas Sankara, sur les complicités entre les régimes Compaoré, et Charles Taylor dans la sous-région.

 Voici le discours officiel du président Compaoré suite à l’assassinat de son ami

 Extrait de la Proclamation du 15 Octobre 1987 :

"Peuple du Burkina Faso, l’accélération de l’histoire fait souvent défiler les événements à une allure telle que la maîtrise par l’homme des faits devient impossible, rendant celui-ci artisan de situations non désirées. Les instants tragiques que nous avons vécus le 15 octobre courant font partie de ce type d’événements exceptionnels que nous fournit souvent l’histoire des peuples. En tant que révolutionnaires, nous devions avec courage assumer nos responsabilités. Nous l’avons fait à travers la proclamation du front populaire. Nous continuerons à le faire sans faille et avec détermination pour le triomphe des objectifs de la Révolution d’août. Ce dénouement brutal nous choque tous en tant qu’êtres humains et moi plus que quiconque pour avoir été son compagnon d’armes, mieux, son ami. Aussi, pour nous, il reste un camarade révolutionnaire qui s’est trompé."

In Message à la nation du président du front populaire, le camarade capitaine Blaise Compaoré le 19 octobre 1987.

Blaise Compaoré est interrogé par Martine Laroche Joubert et A. Saingt de la chaîne française Antenne 2 le surlendemain de la mort de Thomas Sankara (transcription fidèle et textuelle, copie conforme de l’extrait de la bande vidéo en annexe de la communication CIJS présentée au comité des droits de l’homme de l’ONU):

"Nous pensons que c’est un devoir pour nous d’arranger sa tombe, de respecter sa mémoire"

-Vous avez des regrets?

"Oui, d’avoir perdu un ami bien sûr, et des regrets aussi qu’à un moment de sa vie il ait pensé à nous liquider, c’est dommage, hmmm, oui, hmmm…"

-A la question de savoir ce qui c’est passé ce jour là, le président bredouille:

"Non.. .j’ai dit que j’étais pas, que j’étais chez moi, j’étais même malade, et lorsque ça tirait… heuu…ou je… des camarades… heuu un camarade ..enfin qui était chez moi peut le confirmer… je pensais même que c’était ma maison que l’on attaquait, je suis sorti même de ma maison avec mon arme pour me défendre, donc..."

 

Différentes versions des assassinats perpétrés le 15 Octobre 1987

Gilbert Diendéré déclare dans Sankara, Compaoré et la révolution burkinabée de Ludo Martens, aux pages 65 et 66 :

"Le 15 octobre donc, à la réunion des officiers, des éléments du palais ont accusé les militaires de Pô d’être venus pour tramer un complot . L’atmosphère a chauffé. Nous nous sommes séparés sans qu’un accord soit réalisé. Il paraît qu’au même moment, une autre réunion se tenait à la présidence, à laquelle Sigué et d’autres chefs de corps assistaient. Mais le registre de la présidence a disparu après le 15.

Comme les soldats de la garde présidentielle appartiennent à notre bataillon, tous n’étaient pas partisans de l’affrontement. Ainsi le chauffeur de Sankara, le caporal Der et d’autres sont venus nous prévenir que Compaoré, Lingani et Zongo seraient arrêtés ce soir. Pendant la réunion de l’OMR (ndlr : Organisation militaire révolutionnaire), le conseil serait encerclé par les troupes de la FIMATS (ndlr : Forces d’intervention du ministère de l’administration territoriale et de la sécurité) et de l’ETIR (ndlr : Escadron du transport et d’intervention rapide). Un groupe de militaires devrait mettre les trois en état d’arrestation, tandis que le gros des forces devrait se tenir prêt à toute éventualité. Bien qu’on ne nous eût pas exactement parlé de liquider les trois, nous étions convaincus qu’une tuerie ne pourrait être évitée. Les trois ne se laisseraient pas prendre sans réagir et des hommes comme Sigué et Koama n’hésiteraient pas une seconde à les descendre. Notre réaction a été qu’il fallait arrêter Sankara avant que l’irréparable ne se produise. La décision a été prise dans un climat général d’inquiétude proche de la panique. Nous n’avions pas vraiment le choix. Nous n’avons jamais pu croire que Sankara allait s’en prendre à ses trois compagnons. Blaise était à la maison, malade. Nous n’avons pas voulu le prévenir parce que nous savions qu’il ne serait pas d’accord pour arrêter Sankara. C’était une décision grave, mais il faut s’imaginer la panique qui régnait à ce moment parmi nos soldats.

Nous savions que Sankara avait une réunion au conseil à seize heures et nous avons décidé d’aller l’arrêter là-bas…

Peu après seize heures, la Peugeot 205 de Sankara et une voiture de sa garde sont arrivées devant la porte du pavillon ; une deuxième voiture de la garde est allée stationner un peu plus loin. Nous avons encerclé les voitures. Sankara était en tenue de sport. Il tenait comme toujours son arme, un pistolet automatique, à la main. Il a immédiatement tiré et tué un des nôtres. A ce moment, tous les hommes se sont déchaînés, tout le monde a fait feu et la situation a échappé à tout contrôle …

Après les événements, j’ai téléphoné à la maison de Blaise pour le mettre au courant . Quant il est arrivé, il était fort découragé et mécontent, surtout quand il a constaté qu’il y avait treize morts. "

Le coup a été donc fait à l’insu de Blaise Compaoré!
Ce dernier d’ailleurs déclare dans le livre précité à la page 67 :

"Lorsque je suis arrivé au Conseil de l’Entente après la fusillade et que j’ai vu le corps de Thomas à terre, j’ai failli avoir une réaction très violente contre ses auteurs. Cela aurait sans doute été un carnage monstre dont je ne serais certainement pas sorti vivant. Mais quand les soldats m’ont fourni les détails de l’affaire, j’ai été découragé, dégoûté. Je suis resté prostré pendant au moins vingt-quatre heures…

Quand j’ai demandé à mes hommes pourquoi ils avaient arrêté Sankara sans me le dire, ils m’ont répondu que s’ils l’avaient fait, j’aurais refusé. Et c’est vrai. Je savais que mon camp politique était fort. Thomas ne contrôlait plus l’État. Je n’avais pas besoin de faire un coup d’État. Mais, mes hommes ont pris peur quand ils ont appris, l’après-midi, que nous devions être arrêtés à vingt heures.

Le Matin de Paris en date du 27 octobre 1987, repris dans Il s’appelait Sankara de Sennen Andrianmirado donne une autre version de l’événement et cite le témoignage d’un élément commando :

Le Lieutenant nous a prévenus le matin seulement de nous préparer pour anéantir le président parce que maintenant, il était insupportable. Blaise le connaît mieux que quiconque : il sait que même si on allait l’enfermer, il allait sortir par un trou de fourmi.

En vérité, ce jour-là, Thomas Sankara se trouvait en réunion de travail avec quelques-uns de ses collaborateurs dans une salle au Conseil. A 70 mètres de là, toujours dans le conseil, une 504 blanche démarra. A son bord, 7 personnes. Le véhicule arrive sur le lieu de la réunion. Les quelques éléments de la garde devant la salle ne s’en inquiètent pas outre mesure, parce que ce sont leurs collègues. Le véhicule se gare, en descendent K.H ; O.A.O ; N.N ; N.W ; O.N ; T ; K.M. qui ouvrent le feu immédiatement. Un gendarme et deux chauffeurs sont fauchés. Ils s’écroulent. Thomas Sankara dans la salle où il se trouve entend la fusillade et se lève, son pistolet à la main et dit à ses collaborateurs "restez, restez, c’est moi qu’ils veulent !". A peine a-t-il franchi la porte qu’il est pris par la mitraille nourrie d’un des "anéantisseurs". Il s’écroule. S’arrête-t-on là ? Non. Les assaillants rentrent dans la salle et exécutent ses collaborateurs.
Seize ans après, au micro de Christophe Boisbouvier, journaliste de RFI qui lui demande si "l’homme qui a laissé tuer Thomas Sankara peut donner des leçons de droits de l’Homme à quelqu’un d’autre?", Blaise Compaoré répond clairement :

"Je ne pense pas qu’il y ait un pays au monde où il n’y a pas eu des problèmes ou de conflits politiques qui ont entraîné la mort d’un homme ou de deux hommes. Mais quand vous parlez d’un homme ou de deux, dans d’autres pays, on parle de milliers d’hommes. Le Burkina Faso, malgré les épreuves difficiles qu’il a traversées, vous pouvez faire une comptabilité. C’est dommage qu’elle soit macabre, mais vous verrez qu’il compte parmi les nations qui ont su préserver les cinquante dernières années, la vie humaine."

Les dizaines d’assassinats politiques qui ont constellé le régime politique de Compaoré se sont couronnés par l’atroce assassinat, maquillé en accident, du célèbre journaliste Norbert Zongo et trois de ses compagnons.

Le 13 décembre 1998, Norbert Zongo, directeur de L’Indépendant, et trois de ses compagnons ont été retrouvés morts à Sapouy (100 km au sud de Ouagadougou). Ils ont été tués par balle puis leur véhicule a été incendié. Norbert Zongo avait longuement enquêté sur le cas de David Ouédraogo, chauffeur de François Compaoré (frère du président), torturé à mort par des membres du RSP.

http://www.rsf.org/rsf/html/afrique/cplp01/lp01/050201.html

http://www.rsf.org/rsf/html/afrique/rapport/burkina/zongo/zongo1.html

Ibrahima Maïga

 

2 COMMENTAIRES

  1. Courage Camarade
    Camarade MAIGA,

    Les choses sont trop compliquées pour nous tous. Je ne sais pas si tout cela aura un effet un jour, mais je vous encourage. Je crois que nous ne cesserons de pleurer si nous n’apprenions pas davantage.Le Camarade Sankara, notre Pere Spirituel est mort, abattu comme un chien, et Monsieur Compaore vit aujourd’hui, chassant de sa conscience ce que fut l’Ami, le Camarade. Il veut célébrer son pouvoir “mangé” en 20 ans. Je pleure mon Camarade President, c’est tout. Il n’ya pas de justification qui puisse, me concernant, taire les bruits des armes de ce 15 octobre 1987 dans la tête de la Jeunesse africaine. Il nous faut oser décanter le message que le Camarade Président nous a laissé à sa dernière heure et le mettre en pratique. Oui, Sankara est mort. Mais, nous sommes vivants et nos enfants sont vivants: par nous, ils apprendrons, à notre maniere, le refrain douloureux de ce jour maudit; par eux, notre descandence saura. Et le fils de pauvre qui a voulu que tous les pauvres de son pays aient une chance dans leur putain de quotidien mérite une mémoire au dela de notre mémoire. Camarade MAIGA, le jour va se lever. Très bientôt.

    • Endurance
      Nous allons continuer à endurer cette tragique disparirtion de notre modèle.Cependant nous devons continuer la révolution à partir des résultats onbtenus en 4 ans.

      Il faut des Sankaras pour être indépendant en Afrique . Que justice soit faite

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