Nous continuons la publication des articles de Mohamed Maïga, journaliste d’Afrique Asie, proche de Thomas Sankara qui a publié de nombreux articles de décembre 1982 à décembre 1983, la période de préparation de la Révolution et les premiers mois de la Présidence de Thomas Sankara. Dans cet article, il poursuit l’analyse des forces en présence qui a évolué depuis le putsch du 17 mai, commencé l’article précédent, précisant que la gauche (NDLR : il nomme ainsi les militaires rassemblés autour de Thomas Sankara et les civils qui les soutiennent) parait renforcée . Dans le même numéro (voir à ) il raconte en détail le déroulé du putsch. Pour situer ces évènements dans l’histoire de la Haute Volta qui deviendra le Burkina, vous pouvez consulter la chronologie à https://www.thomassankara.net/chronologie/. Cet article a été retranscrit par Gérard Amado Kaboré, membre de l’équipe du site. Vous trouverez l’ensemble des articles de Mohamed Maïga à https://www.thomassankara.net/?s=Mohamed+Ma%C3%AFga

La rédaction


UNE LIBERTÉ TROP SURVEILLÉE

A peine libéré, le premier ministre voltaïque, Thomas Sankara, se voit priver, une fois de plus, de sa liberté : « Il a été placé en résidence surveillée car nous craignons qu’on ne lui fasse du mal, nous dit-on. S’il a, en effet, bien des amis, il a également beaucoup d’ennemis… » Quelle mauvaise excuse et quel flagrant déni de justice ! Comment le chef de l’État peut-il libérer les éléments les plus endurcis du néo-colonialisme qui a prévalu plus de vingt ans en Haute-Volta et empêcher celui que les masses populaires voltaïques considèrent, à juste titre, comme leur “libérateur”, de reprendre sa place dans la vie publique ?

A vrai dire, le maintien de Thomas Sankara en résidence surveillée ne modifie en rien l’analyse que nous avons faite dans ces colonnes des graves évènements qui secouent la Haute-Volta. Les partisans du maintien du néo-colonialisme, de la perpétuation des structures archaïques laissées par maints régimes et gouvernements, de la corruption, de la soumission aux intérêts étrangers, de l’alignement sur les positions des régimes conservateurs et réactionnaires du continent, de la prolongation du statu quo n’ont aucune intention de désarmer, de permettre à leur pays de se dégager de l’emprise étrangère et de leurs fantoches locaux. Ils ont peur, disions-nous, de Thomas Sankara, devenu le symbole de cette révolte populaire qui s’étend un peu partout sur notre continent, de l’ouragan qui souffle sur les régimes néo-coloniaux et qui finira par les emporter. Mais qu’ils sachent une chose : seuls les tyrans craignent pour eux-mêmes. Et Thomas Sankara sait que le peuple, tout le peuple voltaïque est avec lui.

SM (NDLR : probablement Simon Malley le directeur du journal)


L’EFFET SANKARA 

Par Mohamed Maïga

Quelle que soit l’issue de la crise, le « Capitaine », dont la popularité, aujourd’hui, n’est plus à démontrer, est et sera une constante de la vie politique nationale avec laquelle il faudra compter.

Ouagadougou, 30 mai : l’annonce de la libération de tous les détenus, y compris celle du « Capitaine » Thomas Sankara, arrêté alors qu’il était Premier ministre, a eu un effet extraordinaire. Depuis son incarcération, puis sa mise en « résidence surveillée », le peuple voltaïque n’avait pratiquement plus d’intérêt que pour lui. A Ouaga, il a tenu à signifier aussitôt sa sympathie, sa loyauté, son soutien à l’homme qui, en quelques mois, a réussi à donner à ce petit pays une stature et un prestige jamais connus depuis son indépendance. Des citoyens de tous les âges, des deux sexes et de toutes conditions affluent jour et nuit à sa modeste demeure de la cité de la B.N.D.C., l’un des quartiers de la capitale voltaïque. Ami(e)s et simples anonymes viennent s’enquérir de sa santé et témoigner leur attachement aux idées qu’il a exprimées quand il était « en politique » et ses espérances qu’il a soulevées. L’affluence telle qu’un des pans du mur de sa concession a cédé sous la pression des visiteurs. Ce constat direct avec la population n’est pas sans inquiéter les nouvelles autorités qui envisageaient de transférer les deux détenus au Régiment interarmes (R.I.A.), la garnison de la capitale.

Au même moment, un gouvernement est formé dont sont exclus tous les éléments de gauche. Preuve est donc faite que l’ancien Premier ministre n’est pas seulement « populaire » auprès de l’enthousiaste jeunesse voltaïque, mais que son message a été également perçu par un peuple aujourd’hui éveillé à sa force et dans lequel il est plus que jamais soutenu. Preuve aussi que, comme du temps de la « traversée du désert » du ghanéen Jerry Rawlings (septembre 1979- décembre 1981), la « [donnée] Sankara » est et sera une constante de la vie politique nationale. Qu’à terme, elle puisse être un élément de bouleversement du paysage politique, nul ne peut a priori ni l’affirmer, ni l’exclure. Bien que des actuels tenants du pouvoir œuvrent à faire le lit de la droite dans le cadre de la remise du pouvoir aux civils, prévue pour la fin de l’année prochaine.

Dans cette perspective, on peut poser cette question : le Conseil de salut du peuple est-il ou non dissout ? Le 27 mai, lors d’une adresse à la nation, le chef de l’état, Jean-Baptiste Ouédraogo, a annoncé « la dissolution des instances suprêmes du C.S.P.) »: assemblée générale, secrétariat permanent, commission de contrôle. Mais le médecin-commandant Ouédraogo, également président du C.S.P., s’est bien gardé de préciser si le mouvement des forces armées qui a pris le pouvoir en novembre 1982 a été, en tant que tel, dissout. Ce qui ne cesse d’étonner. D’autant que vingt-quatre heures plus tôt, à l’issue d’une curieuse assemblée générale (1), un nouveau secrétariat général, dirigé par le colonel Gabriel Somé Yorian (l’auteur du coup de force du 17 mai) était hâtivement mis en place. Décision sans surprise d’ailleurs mais qui, étant donné la personnalité des nouveaux hommes forts du pays, a jeté un froid dans la gauche voltaïque. La promotion, au sein du C.S.P., des officiers au profil classique, férus d’un ordre et d’une discipline dont ils sont les garants au bénéfice de la droite nationale, constituait une claire remise en question de l’esprit du 7 novembre 1982. Elle parachève également et confirme que c’est un coup d’État et non un simple recentrage qui a eu lieu le 17 mai.

QUE DEVIENT LE C.S.P.?

Depuis, à Ouagadougou et ailleurs, rumeurs et supputations vont bon train quant aux raisons qui ont poussé le chef de l’État à dissoudre les organes qui, du moins en apparence, lui profitaient. Pour beaucoup, il s’agit d’un singulier pas en arrière de la part du président Ouedraogo. « Le président, confie-t-on, s’est rendu compte qu’il a été manœuvré pour couvrir une entreprise de la récupération du C.S.P. par la droite militaire. Il a préféré tuer la tentative dans l’œuf, laissant le jeu encore ouvert. ». Alors, coup de force ? Le président a-t-il pris sur lui seul la décision de rendre le C.S.P. temporairement obsolescent ou a-t-il été poussé à le faire ? Si oui, par qui ? Autant de questions encore sans réponses, mais qu’éclaire quelque peu la seconde décision annoncée le 27 mai : le retour de l’armée dans les casernes et, par conséquent, son retrait de la scène politique. A qui profite-t-elle? Sans doute à la haute hiérarchie qui espère bien ainsi reprendre en main une troupe qui lui échappait et qui semblait gagnée par le démon de la politique, puisqu’elle commettait le péché de s’intéresser d’un peu trop près aux problèmes de son peuple.

L’argument quant à la nécessité d’une armée classique, disciplinée, au rôle strictement militaire, s’il ne peut et ne doit être écarté avec facilité, n’est plus que prétexte. De même, on ne peut ignorer les passions que suscitait l’action politique des militaires du C.S.P., notamment la fulgurante percée de leur « message » auprès des masses voltaïques. L’enjeu est donc clair. En outre, vouloir aujourd’hui éloigner l’armée voltaïque de la scène politique semble pour le moins une gageure : sa politisation a commencé en 1966 quand le peuple, après avoir chassé le président Maurice Yaméogo, a imposé le colonel Sangoulé Lamizana à la tête de l’État. Le retour dans les casernes se fait au bénéfice des colonels liés à la droite et à la féodalité coutumière, et vise à priver de leur « structure protectrice » les jeunes militaires que seraient encore tentés par la politique.

Cependant, il va de soi que les jeux sont encore loin d’être faits. Car s’il semble que le président s’est ressaisi, il faudra aussi compter avec la détermination de plusieurs soldats, unités militaires et secteurs de l’armée qui refusent encore de voir réduit à néant ce qui a présidé à la naissance du C.S.P. A savoir l’action pour la transformation d’une société féodale capitalisée par une droite immobile. Parmi ceux qui refusent l’enterrement trop facile de la gauche et de son secteur militaire : le capitaine Blaise Compaoré et ses para-commandos de Po, sans qui le coup du 17 mai aurait été entier, la garnison de Bobo-Dioulasso qui fut l’intermédiaire entre Po et Ouagadougou dans les négociations qui ont abouti à la (relative) libération du capitaine Sankara et du commandant Lingani, et bien d’autres qui exigent, en outre, une nouvelle assemblée générale du C.S.P. à laquelle participeraient Sankara, Lingani, Compaoré, Zongo, Kilimité, etc. La majorité du C.S.P. abonde dans ce sens et réclame que, par ailleurs, l’on puisse entendre aussi bien l’ex -Premier ministre et son codétenu que leurs « tombeurs » du 17 mai. Histoire de vérifier si, oui ou non, l’action de l’aile militante du Conseil et la « politisation à outrance de l’armée » mettaient en danger l’unité nationale. Car tel est le motif pour lequel Sankara et Lingani ont été limogés puis arrêtés. Le C.S.P. n’étant pas officiellement et statutairement dissout, il se pourrait fort bien que, sous la pression de plusieurs garnisons unités, l’on s’achemine, à terme, vers une réunion générale qui promet d’être houleuse. Et qui risque surtout de tout remettre en question, au détriment des putschistes de mai. A telle enseigne que, selon diverses sources, ceux-ci, inquiets, se demandent s’ils n’ont pas joué avec le feu.

A DROITE COMME À GAUCHE 

Les supputations sont telles que les esprits féconds voient déjà dans le coup du 17 mai une habile manœuvre de Sankara et de ses proches du C.S.P. qui aurait consister à se laisser écarter pour mieux revenir…La réalité est bien entendu plus simple : le putsch a échoué et à moitié lorsque Blaise Compaoré a pu regagner Po et qu’il a repris le commandement de ses hommes, avant de dicter ses conditions aux dirigeants de la capitale. Mais au-delà des péripéties actuelles ou à venir au sein du Conseil de salut du peuple, il apparaît certain que la bataille politique de l’après – C.S.P. a déjà commencé. Elle promet des étincelles à droite comme à gauche. D’autant que le président, en procédant à la dissolution de fait du C.S.P. et en se posant comme le gestionnaire d’une période strictement transitoire, favorise par là même la préparation des grands combats électoraux de 1984

SANS DÉMAGOGIE 

 D’ores et déjà, les leaders politiques de la 2ème comme ceux de la 3ème République affutent leurs armes. A commencé par le bouillant Joseph Ouédraogo et l’opiniâtre Frédéric Guirma qui, arrêtés le 3 mars, ont retrouvé la liberté au lendemain du 17 mai. Que se passera-t-il quand les Gérard Kango Ouédraogo et autres Joseph Colombo (les deux hommes tout-puissants du temps de Sangoulé Lamizana) retrouveront leur liberté de manœuvre ? Bien plus, les autorités de Ouagadougou viennent de relâcher dans le paysage politique une singulière et redoutable bête politique : Maurice Yaméogo, qui a officiellement recouvré, le 1re juin, tous ses droits civiques et politiques. L’ancien président bénéficie encore de très solides appuis dans certains milieux traditionnels et politiques de son pays. Mais surtout, des haines personnelles opposent les leaders de la droite voltaïque. Échaudés par la brusque montée de la gauche à la faveur de l’action du C.S.P., une gauche dont le peuple a su mesurer le sérieux et la volonté, pourront-ils refaire une unité de façade à l’heure des élections ? Rien n’est moins sûr. Outre les haines personnelles, certains, rompant un pacte tacite, étaient allés chasser sur le territoire des autres quand ces derniers subissaient la disgrâce ou se trouvaient en détention. En politique voltaïque, ces pratiques-là ne se pardonnent (et ne s’oublient) pas.

A gauche également, les reclassements ne tarderont pas à apparaître. Jadis musclés et traqués, les forces de gauche sont irrémédiablement sorties de la clandestinité. Et le peuple voltaïque a pu se rendre compte que, contrairement à la propagande d’antan, elles n’incarnent ni le diable, ni « l’étranger », mais bel et bien l’espoir. Par-dessus tout, comme on le dit à Ouaga et ailleurs, le peuple voltaïque a goûté aux plaisirs qui lui étaient jusque-là interdits: la formation et la responsabilisation politiques au travers de débats sans démagogie. C’est cela qui, en six mois, a profondément changé la scène politique de la Haute-Volta.

Mohamed Maïga

Source : Afrique Asie N°298 du 20 juin 1983

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