Les limites d’une politique volontaire

BURKINA : Un bilan d’Actuel-développement

Pascal Labazée

Cet article est paru dans le numéro 20 de la revue politique Africaine datée de Décembre 1985.
Le deuxième anniversaire de la révolution burkinabé a été l’occasion, pour la presse
française, d’une réflexion sur le bilan des actions entreprises et, plus globalement,

sur les objectifs du développement économique poursuivis par le Conseil national de la révolution.

Parmi les dossiers réalisés, celui d’Actuel-Développement (1) est sans conteste l’un des plus argumentés ; quatre articles analysent respectivement les causes du déficit céréalier, les déséquilibres dans l’emploi de l’espace rural, les difficultés du développement de l’hydraulique villageoise et la situation sanitaire. La stratégique gouvernementale s’appuyant sur la mobilisation populaire, deux articles sont consacrés au rôle dévolu aux 7 000 comités de défense de la révolution qui prennent désormais en charge l’organisation d’actions locales de développement, et a l’émancipation économique, et sociale de la femme burkinabé. Enfin, les relations entre la France et le Burkina sont rapidement analysées, a la lumière de la renégociation récente des accords de coopération (2).

Ainsi structure, ce dossier permet d’identifier les trois ruptures essentielles dans la stratégique politique du développement mise en œuvre depuis le 4 août 1983.

Première rupture décisive : pour le CNR, les caractères du sous-développement de l’économie burkinabé résultent de la place qu’occupe le pays dans la division régionale du travail, et non de conditions naturelles,  désertification, sécheresse ou enclavement sur lesquelles il est possible d’agir (3). Ainsi, un corps de mesures simples, appliquées de manière volontaire, pourrait limiter la déforestation (contrôle du commerce du bois, obligation d’adopter des foyers améliorés en ville, répression des agriculteurs allumant des feux de brousse) ou les principales épidémies (campagne « Vaccination commando » menée en novembre 1984, développement des soins de sante primaire). Il ne revient certes pas aux actuels dirigeants d’avoir élaboré ces moyens d’actions ; par contre, s’inscrit a leur actif le fait d’avoir transformé nombre d’expériences menées localement par diverses ONG, et de propositions d’hommes de terrain, en objectifs nationaux vulgarises par les CDR, la presse ou la radio nationale.

Politique volontaire, mais aussi politique de développement autocentré. En provoquant une renégociation générale des accords de coopération avec la France, en diversifiant ses relations extérieures et en proposant la réalisation indépendante de plusieurs projets d’envergure nationale  bataille du rail, aménagement de la vallée du Sourou en particulier , le CNR entend récupérer un pouvoir de décision sur le choix des projets de développement, domaine jusqu’alors réserve aux principaux bailleurs de fonds. Cependant, et dans une telle optique, la question que pose Yves Lacoste semble fondamentale : « Tant que l’émigration vers la Côte-d’Ivoire restera aussi massive, les opérations de développement au Burkina paraîtront off ?* aux Burkinabé un intérêt moindre que les salaires qu’ils peuvent gagner à l’étranger. Est-il possible d’organiser le développement autonome d’un pays, lorsque la majeure partie de sa population active trouve plus d’avantages à aller travailler dans un pays voisin ? » (4). On le voit : les contraintes extérieures malheureusement non analysées dans le dossier  pèsent lourdement sur les stratégies du développement rural et expliquent du reste l’infléchissement net de la politique étrangère du Burkina depuis un an, tant vis-à-vis de la France que des Etats limitrophes.

Enfin, les objectifs du CNR sont largement diffuses et mis en œuvre par les CDR, organisateurs de travaux d’intérêt commun, mais aussi seuls véritables détenteurs du pouvoir local », qui s’imposent peu a peu face a la chefferie traditionnelle, aux syndicats des secteurs public et privé, aux partis politiques. Mobilisation de masse au sein des CDR, et particulièrement des femmes dont la situation juridique ” régie a la fois par des règles coutumières confirmant son infériorité, et par un droit moderne qui ne traduit pas non plus l’égalité de l’homme et de la femme dans les faits » (5) doit être bientôt révisée.

Bilan positif, dû a l’association d’une politique volontaire, autocentrée et s’appuyant sur des couches sociales jusqu’alors négligées. Il n’en reste pas moins que le dossier d’Actuel-Développement ne rend pas compte des oppositions sociales multiples avec lesquelles le CNR doit compter dans l’élaboration de ses choix, de même que sont omis les véritables rapports de force internationaux sur lesquels le Burkina, quelle que soit la volonté des dirigeants actuels, n’a que peu d’emprise.

Ainsi, le déficit céréalier du pays soit 165 000 tonnes pour 1984 est vu comme la conséquence de pratiques culturales prédatrices pour l’environnement et d’un développement inconsidéré des cultures commerciales ; sur ces deux points d’importance capitale, l’action gouvernementale peut jouer ; cependant, une condition indispensable a la restauration d’un équilibre alimentaire se trouve dans la réorganisation des circuits commerciaux, pour l’essentiel dominés par le grand commerce privé. On peut admettre que l’« absence d’une politique alimentaire clairement définie » résulte précisément du coût financier qu’impliquerait une réorganisation complète des flux commerciaux, et de son coût politique dans la mesure où les commerçants de l’Ouest, comme ceux du pays mossi, disposent d’un pouvoir incontestable sur la communauté musulmane burkinabé.

Au travers de cet exemple se profile la question des formes de mobilisation populaire, condition d’une mutation a terme des rapports de force sociaux internes. Si les comités jouent un rôle prépondérant dans la réalisation d’équipements collectifs de première nécessité, il serait illusoire d’y voir les instruments d’un pouvoir populaire, dont le CNR serait la synthèse. Conçus des l’origine comme « émanation du Conseil national de la révolution », les CDR ne disposent pas de moyens institutionnels pour imposer aux dirigeants politiques leurs orientations. Ainsi, les postes charnières de l’organisation  secrétaire général, haut-commissaire, sont pourvus par nomination du CNR et non élus par la base. De même, l’éviction des organisations politiques et syndicales des instances de décision et de concertation, l’interdiction de fait de toute expression des diverses tendances de la gauche burkinabé conduisent a s’interroger sur la logique de la mobilisation, comme sur son avenir.

Enfin, on ne peut résumer la complexité des relations qu’entretiennent le Burkina et la France a la seule lumière de la révision des textes internationaux qui les lient ; du reste, faut-il y voir l’amorce d’une « nouvelle coopération » désormais plus attentive aux projets de développement qu’aux taux de retour financiers, ou, plus prosaïquement, la nécessité d’éliminer les plus criants des archaïsmes qui émaillaient des accords vieux de près de trente ans ?

Quoi qu’il en soit, la France dispose de nombreux moyens de pression pour infléchir toute velléité, de la part du Burkina, de modification profonde des règles du jeu. D’une part, l’aide financière et technique de la France  concentrée essentiellement dans l’enseignement, la formation et la santé  reste pour une grande part irremplaçable, bien qu’elle ait baissé en proportion au cours des quinze dernières années. D’autre part, les pressions françaises transitent aisément par la Côte-d’Ivoire, principal débouche de l’exportation marchande et de la main d’œuvre voltaïques ; les multiples incidents diplomatiques entre les deux Etats montrent que la normalisation est loin d’être atteinte. Enfin, et bien que le Burkina soit loin de constituer une place forte des investissements privés français, un capital d’origine coloniale continue de dominer des secteurs essentiels de l’activité économique industries de première transformation de produits agricoles, boissons et tabacs, industrie du cuir, maisons importatrices, etc. Sa capacité de résistance semble aujourd’hui encore importante, comme en témoigne la reconduction des avantages dont l’industrie voltaïque du cycle (IVOLCY) vient de bénéficier.

Il semble donc difficile d’isoler dans un bilan les avancées économiques et sociales, d’ailleurs incontestables, réalisées depuis deux ans au Burkina sans tenir compte des rapports de force internes dans lesquels elles s’accomplissent ou de l’environnement international sous toutes ses dimensions. La conjonction d’orientations résolument progressistes et d’une logique de l’isolement fonde, en dernière analyse, l’ambiguïté du processus en cours.

P. Labazée


(1) Actuel-Développement 67, juil. août 1985.

(2) Articles de A. Delafin et M. Mukamabano (« Pour en finir avec les famines latentes »), Y. Lacoste (« La course d’obstacles »), M. Mukamabano (« Les fers de lance de la Révolution »), A. Delafin (« L’éveil des consciences »), D. Goux Un médecin au chevet des pompes »), H.Baltique (” Sante : un pari mobilisateur ») et F. Merle (« Coopération : permanences et perspectives ” ).

(3) Cf. Le Discours d’orientation politique du capitaine Sankara du 2 oct. 1983, Ouagadougou, 45 p. pp. 38-39.

(4) Extrait de la remarquable analyse d’Y. Lacoste, art. Cit. p. 41.

(5) A. Delafm, art. Cit. p. 46.

SOURCE : http://www.politique-africaine.com

 

 

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