Madnodje Mounoubaï. Ce militant panafricaniste a une histoire en lien avec la Révolution burkinabè et son leader Thomas Sankara. C’est lui qui en octobre 1984 a interprété la mémorable adresse de Thomas Sankara au peuple afro américain de Harlem, un quartier populaire des Etats Unis. A travers cette grande interview qu’il a bien voulu accorder à Mutations en ce mois anniversaire (août) de l’avènement de la Révolution Démocratique et populaire, l’homme revient sur les circonstances de sa rencontre avec Sankara, l’influence de celui-ci dans les milieux afro-américains et décline sa vision pour l’Afrique. Cette interview est un véritable concentré de témoignages et d’anecdotes poignants qui permettent de cerner davantage, le combat universel du leader de la Révolution d’août. Lisez plutôt.
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On a entendu parler de vous sans vous connaitre véritablement. Qui est Mounoubaï?
Je suis né en République Centrafricaine d’un père dont la colonisation a séparé les villages des parents par un cours d’eau, plaçant un en RCA et l’autre au Tchad. Ma mère est née au Congo mais de parents tchadiens. Comme vous voyez, c’est un peu compliqué dans le micro-nationalisme des Etats-nations tel que le veut le colon. Je peux donc dire que je suis un panafricaniste par naissance et de fait, je suis profondément panafricaniste. Sur le plan professionnel, je viens de prendre ma retraite des Nations Unies après une carrière de 26 ans qui m’a permis de connaitre de nombreux pays africains. Mon dernier poste a été en République Démocratique du Congo où j’étais Directeur adjoint de la Division de l’Information Publique et Porte-parole de la Mission de paix dans ce pays.
Depuis quand vivez-vous aux Etats-Unis et pourquoi ?
Je vis aux Etats-Unis depuis 40 ans. J’y suis arrivé en 1977 pour des études dans le sud du pays après l’Ecole Nationale d’Administration au Tchad. J’ai une licence en Gestion des transports et une autre en Sciences Politiques avec une concentration sur les Etudes Africaines. C’est là que j’ai rencontré Kwame Toure, de son ancien nom Stokely Carmichael en 1978. C’est cet ancien Black Panther, ce militant des droits civiques aux Etats-Unis, qui m’a sorti du panafricanisme intellectuel et introduit au panafricanisme militant et actif.
Comment appréciez-vous la vie dans ce grand pays ?
Les Etats-Unis sont un pays de grands contrastes avec son histoire, ses contradictions mais surtout des exemples extraordinaires de ce qu’un peuple peut faire, réaliser avec des leaders politiques engagés (en bon comme en mauvais) qui ont une cause à laquelle ils croient. Il y a beaucoup d’exemples, mais je ne parlerais ici que des Africains Américains. Vous savez, contrairement à ce que l’on dit, les premiers africains ne sont pas arrivés en Amérique comme des esclaves, mais bien comme des hommes libres. Ce changement de statut n’est survenu que bien plus tard pour des raisons économiques. Ils n’ont jamais cessé pour une seule seconde, de se battre pour imposer la reconnaissance de leur humanité avec ce que tout cela sous-entend. Ce n’est pas seulement dans le domaine de la musique et du sport qu’ils ont fait leurs marques, mais dans tous les domaines, y compris les sciences et la littérature. Le Dr Drew nous a donné le plasma qui permet la transfusion sanguine aujourd’hui ; les Etats-Unis ont pu envoyer leur premier homme dans l’espace et surtout le ramener grâce à une équipe de mathématiciennes noires. Et j’en passe. Ce racisme existe encore aux Etats-Unis, même s’il a pris une forme plus sophistiquée. Tout Noir qui vit dans ce pays en fait l’expérience un jour.
Comment avez-vous apprécié les deux mandats du président Obama ?
Vous savez, les Etats-Unis sont un pays encore divisé racialement, même si avec l’élection d’Obama, une grande barrière psychologique a été brisée. Obama, avec ses grandes capacités intellectuelles reconnues, aurait pu faire beaucoup, mais il avait deux handicaps majeurs : il était un Noir et les forces de résistance du Système étaient trop fortes. Ses deux victoires, il les doit aux votes massifs de l’électorat noir mais aussi en grande partie à la nouvelle génération d’américains Blancs, la génération citoyenne du « monde des réseaux sociaux » donc plus ouverte aux idées et moins attachée aux traditions. Tous avaient fondé de grands espoirs en lui, mais étant lui-même un produit du Système, sa marge de manœuvre était forcément limitée. Les Noirs aujourd’hui, après un profond sommeil et un rêve de huit ans, se réveillent face à une dure réalité. Ils se battent maintenant sur tous les fronts pour au minimum préserver les acquis des luttes passées qui sont aujourd’hui menacés. En Afrique, les responsables politiques ont été beaucoup déçus par ses huit ans aux affaires parce qu’ils attendaient de lui un miracle, ce qui est conforme à leur façon de penser et de voir les choses. Ils ont oublié qu’Obama était président des Etats-Unis et que sa première responsabilité était les Etats-Unis. C’est croire que si un Burkinabè d’origine était élu président au Gondwana, il s’activerait à régler les problèmes du Burkina, ce qui est faux. Sa responsabilité est avant tout le Gondwana. Quoi de plus normal.
Votre chemin a croisé celui de Thomas Sankara en octobre 1984 à Harlem où vous avez été son interprète lors de la rencontre avec les forces Progressistes et organisations afro-américains. Racontez-nous les circonstances de cette rencontre
Laissez-moi d’abord-vous expliquer le contexte. Etudiant, j’étais politiquement très actif. J’étais bien entendu membre de l’Association des Etudiants Africains, mais j’étais aussi actif ailleurs : membre du Comité de soutien au ZANU/PF pour la libération du Zimbabwe ; supporter de la SWAPO ; membre du Comité universitaire pour le boycott de l’Afrique du Sud et le retrait des sociétés américaines qui y travaillent. Ce militantisme, je l’ai poursuivi tout naturellement une fois à New York. Je cherchais aussi du travail pour survivre et le hasard ou la Providence a voulu que je sois recruté comme personnel de soutien à la Mission de la Haute Volta auprès des Nations Unies. Je me retrouvai ainsi dans une position privilégiée pour suivre une des épisodes les plus palpitantes de la lutte anti-impérialiste en Afrique en ce début des années 80. Il s’agit de la période CSP (NDLR : Conseil du salut du peuple). Sankara était déjà un symbole pour les militants progressistes grâce à des journaux comme Afrique-Asie et surtout son Discours à la Conférence des Non-Alignés de New Delhi. Nous avions un cercle d’étude politique qui se réunissait tous les samedis et la Haute-Volta était toujours le point 1 dans les actualités politiques. Étant le plus francophone du groupe, il me revenait souvent de faire la présentation. Pour résumer, vint la victoire du 4 Août 1983. Léandre Bassolé qui était l’ambassadeur avait la charge d’organiser la visite du Président du Faso. Il convoqua une réunion de tout le personnel pour demander que chacun mette la main à la patte. J’ai immédiatement contacté mon réseau, nous avons proposé un projet qui a été soutenu par l’Ambassadeur. Le reste vous connaissez. Justement, Sankara a fait un discours très poignant qui a enthousiasmé le public dont certains étaient en larmes.
Comment avez-vous vécu ces moments, en tant qu’intermédiaire entre lui et son auditoire ?
Beaucoup de personnes ne sont plus avec nous aujourd’hui et c’est vraiment dommage. Elles méritaient de revenir au Burkina Faso sur cette terre libérée de Thomas Sankara. Je pense en particulier à Elombe Brath, le Coordonnateur de la Coalition Patrice Lumumba. Je me rappelle encore sa réaction quand je lui ai annoncé que Sankara venait à New York. « Il va venir à Harlem j’espère ? Il a intérêt parce que s’il ne vient pas de lui-même, c’est nous qui irons le chercher ». C’est vous dire que sa révolution résonnait déjà dans le monde. Sankara a fait deux visites à Harlem. La première dans la journée pour inaugurer une exposition d’art burkinabè. C’était à cette occasion qu’il avait lancé l’idée d’un « Institut des Peuples Noirs ». On ne parle pas beaucoup de cette visite, mais elle est importante parce qu’il a rencontré des écoliers. Ils ont aujourd’hui plus de trente ans et beaucoup ont été marqués par cette rencontre. Je crois que vous faites allusion à cette soirée dite « culturelle » mais qui était en réalité une manifestation de soutien à la Révolution Démocratique et Populaire au Burkina Faso. Nous avions du mal à faire une liste tant tout le monde voulait parler, dire quelque chose. Je pense que Sankara lui-même était surpris par l’enthousiasme de la foule et surtout la connaissance des orateurs de la révolution au Burkina : une révolution qui avait juste un an et qui se déroulait dans un petit pays de surcroit francophone. Mais lui aussi a été extraordinaire comme en témoignent les images de l’événement. La salle du Harriet Tubman High School qui a une capacité d’environ 400 personnes était pleine à craquer. Il y avait du monde jusqu’à l’extérieur. Sankara n’était pas seulement un orateur hors pair. Il avait aussi une grande intelligence. Il savait jauger son audience et trouver la juste formule pour non seulement communiquer avec elle, mais aussi et surtout être en communion avec elle. A la fin de la soirée, certains des organisateurs m’ont demandé combien de temps Sankara et moi avions pris pour préparer cette rencontre. Je leur ai dis : «Zéro ». Il y a une universalité dans la lutte des peuples parce que l’oppression, l’exploitation peuvent avoir des visages différents, s’adapter aux conditions locales dans leur manière de s’exprimer, mais leurs effets sont les mêmes. C’est ce que Sankara a dénoncé. A cette rencontre, il avait semé les prémices d’une relation profonde avec l’Amérique Noire. Depuis Nkrumah, aucun dirigeant africain n’avait ouvert de telles perspectives avec elle.
Qu’est-ce qui s’est passé après le meeting ? Avez-vous gardé contact avec lui ?
Le lendemain, le président Sankara recevait la communauté burkinabè et j’y étais. A un moment de la soirée, il m’a appelé à côté et nous avions commencé à parler politique. Ce qui était extraordinaire avec Sankara, les échanges avec lui étaient si captivants et sincères que vous oubliez que vous parlez à un chef d’Etat. C’est à cette occasion que je lui ai dit mon engagement et ma disponibilité à servir la Révolution. Il a ri. « On ne devient pas riche en servant la révolution et encore moins le Burkina Faso». Puis il a ajouté : « Y a-t-il quelque chose que je peux faire pour toi ? ». Sans hésiter, j’ai répondu : « un passeport Camarade président. Je n’ai pas de passeport et je ne peux donc pas bouger d’ici ». Il a appelé le ministre Basile Guissou et lui a donné les instructions nécessaires. « » Voilà comment, pendant des années, j’ai pu voyager avec le bénéfice d’un passeport burkinabè. Je vais vous raconter une anecdote. Pour ma première visite à Ouaga, Sankara m’avait donné comme contact, le camarade Fidèle Kientéga. Le jour de mon arrivée, j’ai pris contact avec lui et il devait organiser le rendez-vous avec le président. Ce même soir, j’étais allé rendre visite à la Zone du Bois et je me dépêchais de revenir à l’hôtel avant le couvre-feu. J’attendais un taxi quand des véhicules pleins de militaires se sont arrêtés à mon niveau. A côté du chauffeur, une voix me lance : « Bonjour camarade Mounoubai». Je regarde, c’était Sankara. Il m’a pris dans sa voiture pour aller chez lui. Nous avons passé plus d’une heure ensemble. Vous me posez la question de savoir si j’ai gardé contact avec Sankara ? Mais bien sûr. Des contacts de travail et de camaraderie. Il m’avait chargé de faire un travail qui ne pouvait se faire dans le cadre très restrictif d’une mission diplomatique : la promotion de la RDP en Amérique du Nord et surtout de créer une chaine de solidarité hors des circuits officiels pour soutenir un développement au niveau des masses. Et ce travail avait commencé à porter des fruits. Les premiers macarons de la RDP et des CDR ont été faits à New York à sa demande après que je lui ai fourni des échantillons. J’allais à Ouaga assez souvent et de temps en temps, je l’appelais au téléphone. Il prenait toujours mes appels. Il m’a fait l’honneur de m’appeler deux fois. Pour un chef d’Etat, c’est extraordinaire. La dernière mission qu’il m’avait confiée était de m’assurer qu’il y ait une représentation à la conférence Bambata contre l’apartheid en octobre 1987. Peut-être un autre point d’importance. Le premier livre qui est sorti sur Sankara après sa mort est un recueil de ses discours en anglais : « Thomas Sankara Speaks : The Burkina Faso Revolution : 1983-1987». Ce projet, à l’initiative de Ernest Harsch, je l’avais présenté à Sankara en mars 1987, juste après le Fespaco, mais il avait quelques réticences parce qu’il pensait que l’accent était uniquement sur lui. « Mais vous êtes le porteparole de la révolution, Camarade président », lui ai-je dis. « Seulement le porte-parole, pas la Révolution. Et je ne suis pas le seul », me répondit-il. Pour tenter de le convaincre et obtenir son accord, j’ai alors proposé que le projet soit élargi pour inclure les autres chefs de la Révolution, y compris le Secrétaire-général des CDR. Il m’a promis de réfléchir. Et nous avions convenu de nous revoir pour en rediscuter. Le projet était donc déjà en chantier. Ce qui explique en partie la rapidité avec laquelle il a été publié. Pour le 30e anniversaire de sa mort, pas moins de quatre livres vont sortir en anglais seulement. Je ne sais pas pour les autres. C’est quand même extraordinaire pour ce francophone. Vous ne pensez pas ?
Quels sont les liens qui unissaient les Africains-Américains à Sankara pour qu’il mérite autant d’égards, lui qui était justement francophone ?
Ce sont des liens de camaraderie et de solidarité. Camaraderie, parce qu’ils reconnaissent qu’avec Sankara, ils partageaient le même combat : contre l’oppression, l’exploitation, la domination, la pauvreté ; le droit à la liberté. Solidarité, parce que l’union fait la force. Vous vous rappelez de l’Opération Bold Union ? C’était une manœuvre militaire conjointe entre le Burkina Faso et le Ghana. Lors de son séjour à New York, certains Africains Américains avaient demandé à participer à la prochaine manœuvre. Le 16 octobre 1987, au lendemain de la mort de Sankara, je reçois un coup de fil à 5h du matin. «Mounoubaï, nous savons que la résistance s’organise au Burkina Faso. Les compagnons de Sankara doivent prendre le maquis en ce moment. Trouves-nous les contacts. Nous nous chargeons d’envoyer les armes et les hommes ». Voilà ce que représentait Sankara pour les Africain Américains. Ils étaient prêts à prendre les armes et mettre leur vie en jeu pour lui et le Burkina Faso. Certaines personnes diront que ce sont des mercenaires. Je leur réponds seulement si vous mettez le Marquis de Lafayette et Che Guevara dans cette catégorie.
Aujourd’hui, que représente Sankara dans ce milieu ?
Il reste encore très présent. Il est dans la lignée des grands combattants pour la libération de l’Homme Noir partout. Contrairement à beaucoup de leaders politiques, Sankara est venu vers eux. Sankara les a cherchés. La rencontre de Harlem ne devait être que le début de quelque chose qui n’a pu se formuler dans le concret. Les Africains-Américains mettent son assassinat sur le compte de la politique de tuer systématiquement tous les leaders noirs, à travers le monde, qui veulent lutter pour la libération de son peuple : Lumumba, Malcom, Nkrumah, Bishop,…sont à mettre dans cette catégorie. Aujourd’hui, les discours de Sankara, des t-shirts et autres gadgets avec son image sont courants dans les manifestations et les milieux Africains-Américains. Il a sa place parmi Garvey, Malcom X, Martin Luther King, Dubois et autres champions de la cause noire. Depuis sa mort, chaque année, quelque part aux Etats-Unis, il y a des activités pour célébrer sa vie et propager sa pensée politique.
Comment le milieu afro-américain et la diaspora africaine ont-ils accueilli la chute de Blaise Compaoré en octobre 2014 ?
Avec une grande joie et dans l’allégresse bien sûr. Mais que représente Brutus dans l’histoire de Rome ou Judas dans celle du christianisme ? C’est une parenthèse douloureuse qui s’est finalement refermée. L’action des 30 et 31 Octobre 2014 est venue confirmer, une nouvelle fois, ce que le peuple organisé peut accomplir. C’était d’ailleurs le credo et la conviction profonde de Sankara. La chute de Compaoré est une cause d’espoir et une source d’inspiration pour ceux qui se battent depuis plus de 200 ans. Elle a donné lieu à plusieurs rencontres. C’était la seconde révolution de Sankara.
Selon vous, quel impact le mouvement insurrectionnel du burkina peut-il avoir sur les autres pays ?
Un grand impact. D’abord au niveau des jeunes dans les différents pays qui se disent : « Et pourquoi pas nous ». Et cette énergie, les autorités politiques autocrates le sentent. Vous embarquerez les différentes mesures de contrôle des réseaux sociaux et d’intimidation des mouvements des jeunes. Leurs leaders font l’objet de harcèlement des services de sécurité. Mais une chose est sûre, rien ne peut être comme avant. Cette nouvelle génération de jeunes en Afrique sait qu’elle joue sa survie et ne restera plus les bras croisés. Les timides réformes ça et là ne vont pas ébranler leur désir pour un profond et véritable changement qui seul peut leur accorder leur droit au soleil. Le Balai Citoyen au Burkina Faso, Y En A Marre au Sénégal, Filimbi et la Lucha en RDC ne sont que le début. Je sais qu’il y a un effort pour éviter que ces jeunes ne fédèrent leurs efforts. En mars 2015, des jeunes de Y En A Marre et du Balai citoyen partis rencontrer ceux de Filimbi en RDC ont été arrêtés. Mais ce n’est pas là la solution. Les jeunes sont fatigués d’attendre que ce soit la mort qui fasse leur travail. Ils réclament leur droit de vivre et de vivre aujourd’hui. Et puisqu’on ne veut pas leur reconnaitre ces droits qui sont légitimes, il est tout à fait normal qu’ils s’organisent pour changer les choses. Certains estiment que les jeunes qui ont porté ce mouvement doivent descendre dans l’arène politique pour transformer l’essai.
Est-ce aussi votre avis et pourquoi ?
Ils n’ont pas le choix. Ils devront le faire à un moment ou à un autre. Mais auparavant, ils doivent consolider les organisations qu’ils ont mis en place et former d’autres jeunes afin d’en assurer la pérennité dans le respect de l’esprit qui a conduit à leur création. Ainsi, lorsqu’ils descendront dans l’arène, ils sauront qu’il y a des yeux qui les observent. Il ne faut pas descendre pour descendre. Il faut le faire dans le cadre d’une stratégie pour consolider les acquis et élever le combat en degré et en qualité. Mais ils ne doivent ni céder aux sons des sirènes, ni se laisser dicter la cadence. C’est à eux de décider du calendrier. A mon humble avis, agir autrement serait prendre le risque de fragiliser dangereusement ce qui est en train de se construire.
Vous faites partie des animateurs de l’association Mémorial Thomas Sankara. Etes-vous satisfait du déroulement du processus ?
Tout à fait. Je dois ici saluer les initiateurs locaux de cette initiative qui permet de mettre ensemble des personnes de différents horizons et de fédérer dans un espace commun leurs initiatives. Ce projet est un grand défi, mais nous l’abordons dans un esprit sankariste : « Tout ce qui sort de l’imagination de l’homme est réalisable par l’homme ». Ce projet se fera.
Comment cette initiative est-elle perçue à l’extérieur ?
Elle a été bien reçue et beaucoup de personnes sont disposées à aider dans la mesure de leur possibilité : moralement en y associant leur nom ; financièrement ou encore en donnant des objets ou des documents rares associés avec Sankara pour faire partie des expositions ou de la bibliothèque du Mémorial. Ce projet, il faut le comprendre, a une dimension internationale parce que c’était ça Sankara : un internationaliste. Il était Burkinabè par sa naissance, mais sa pensée politique a touché le monde entier. Revenons au projet Mémorial et à la commémoration des 30 ans de l’assassinat du président Sankara.
Qu’est-ce qu’on peut attendre de cette commémoration ?
Cette commémoration sera un hommage du monde à Sankara. Vous verrez des hommes et des femmes de différents horizons témoigner comment et combien il a touché et changé leur vie et inspirer. Ce ne sera ni une résurrection spirituelle et encore moins une réhabilitation de Sankara. Nous refusons ces concepts car pour nous, son esprit n’est jamais mort et sa pensée politique a toujours gardé toute sa force et sa considération. Ce que nous voulons, c’est camper définitivement aux yeux des Burkinabè et du monde la stature panafricaniste et internationaliste de l’homme et la grandeur de sa pensée politique. « Quelle que soit la durée de la nuit, le soleil apparaitra ». Le soleil Sankara devra éclater dans toute sa majesté. Sankara reste la personnalité politique qui inspire le plus la jeunesse africaine devant Mandela et Nkrumah, selon un sondage du site français slateafrique.
Qu’est-ce qui selon vous explique cette aura 30 ans après sa disparition ?
Nkrumah a mené une lutte anticolonialiste et postcoloniale ; la renommée de Mandela s’est bâtie essentiellement dans sa résilience dans la lutte anti-apartheid. Tous les deux ont du charisme. Mais je pense que ce qui fait la différence avec Sankara, c’est d’abord l’actualité de ses sujets, son style, sa sensibilité qui laissent transpirer ses grandes qualités humaines. Il traitait des grands sujets avec des mots simples qui faisaient que tout le monde le comprenait et chacun se sentait concerné. Finalement, je pense qu’il a aussi bénéficié du développement des médias qui ont rendu ses messages et sa pensée politique plus disponibles. Si la pensée de Sankara a pénétré les masses africaines, en revanche, au niveau des dirigeants et des institutions panafricaines, on ne perçoit pas de réelles ruptures.
L’Union Africaine dépend beaucoup du financement extérieur pour son fonctionnement par exemple. Comment expliquer ce paradoxe ?
Sankara voulait une rupture totale avec la façon dont les choses se faisaient. Une nouvelle Afrique ne peut se faire sans une nouvelle mentalité. Cela exige un nouveau type de chefs d’Etat en Afrique ou à défaut le reformatage mental de ceux en place, ce qui est difficile, sinon impossible. Il faut adoption de paradigmes nouveaux qui privilégient l’intérêt du peuple, mettant en avant des concepts tels que le bien commun, la solidarité entre les peuples d’Afrique et les autres peuples opprimés du monde afin d’instaurer un véritable ordre mondial nouveau dans lequel tous ont leur mot à dire.
Sankara voulait la fin de ces petites organisations sous régionales qui ne sont que des tontines des chefs d’Etat pour des grands ensembles qui peuvent véritablement contribuer au développement de l’Afrique et à l’amélioration de la vie de ses populations. Où est-ce que vous voyez cela ?
Lorsqu’il a argumenté, de la façon la plus claire possible et avec beaucoup de lucidité la création d’un Front de refus pour le paiement de la dette, tout le monde a applaudi et reconnu la justesse de sa proposition. Trois mois plus tard, il était mort. Et depuis, qu’est-ce qu’ils ont fait ? Même pas un geste symbolique dans cette direction en sa mémoire.
Vous croyez que seuls les peuples ont compris la pensée de Sankara ?
Non. Les dirigeants aussi. Mais comme l’a dit Sankara : « La bible, le coran ne peuvent avoir la même signification pour le maitre et pour l’esclave ». Que peut-on attendre des dirigeants qui sont prêts à utiliser toutes les subterfuges et stratagèmes possibles pour s’éterniser au pouvoir et détrousser le peuple ? C’est pourquoi l’exemple de l’insurrection populaire des Burkinabè des 30 et 31 Octobre 2014 a résonné si fort sur le continent. Lorsque le peuple se met debout et ensemble, rien ne lui est impossible. Le peuple plie l’échine lentement, mais c’est avec une force et une énergie redoutables qu’il se redresse.
Le débat sur le franc CFA revient avec acuité ces derniers temps. Des Africains se mobilisent ainsi que certains présidents dont le Tchadien Idriss Déby. Quelle lecture faites-vous de cette campagne pour la sortie du CFA ?
Regardez autour de vous en Afrique. Est-ce que vous connaissez une ancienne colonie britannique qui utilise la livre sterling comme monnaie nationale ? Non ! Conséquence, leurs économies se portent mieux par rapport à celles des pays francophones. La monnaie est un instrument de souveraineté dont la manipulation permet à un pays de conduire sa politique économique et donc son développement. Le débat sur le FCFA, je peux le comprendre sur le plan intellectuel, mais pas politique parce que l’option est claire. Près de 20 pays en Europe, qui n’ont pas une m o n n a i e commune, peuvent se mettre ensemble et créer une monnaie unique, l’Euro. Et on veut nous faire croire que des pays africains appartenant à deux zones d’une même monnaie ne peuvent pas se mettre d’accord pour créer une monnaie qu’ils contrôlent. Ce qui est grave, c’est que dans cette manœuvre, ce sont des Africains que l’on utilise. Une intelligence qui n’est pas au service de tes intérêts n’est pas une intelligence. Je vois déjà les manœuvres pour nous diviser. On dit que la Banque Centrale en Afrique de l’Ouest est mieux gérée qu’en Afrique Centrale, donc on ne va pas dévaluer sa monnaie. C’est la politique de diviser pour régner. Qu’en est-il de la clause de solidarité dans la convention liant la Banque de France aux Etats de la zone CFA? Tant que tout allait bien, la France se réjouissait d’avoir les réserves de ces pays dans ses coffres. Mais dès qu’il y a de petits nuages, c’est le chantage de la dévaluation. Personne n’évoque cette clause qui fait obligation à la France de soutenir les banques de ces pays. De la même manière que les pays européens se sont mis ensemble pour créer leur monnaie unique, les 14 pays ayant en commun le CFA peuvent aussi le faire. Cela ne sera pas facile, mais avec le temps, les erreurs, les ajustements nécessaires, comme les Européens sont en train de faire l’expérience, nous réussirons aussi. 14 pays ensemble, c’est une force économique avec une population et un marché pour soutenir une monnaie. Tant que nos pays n’auront pas pris cette décision, il manquera toujours un levier important pour conduire notre politique de développement.
Selon vous, qu’est-ce qui pourrait être les priorités pour un président africain intègre et patriote en termes de politiques publiques pour mettre son pays sur les rails de la modernité ?
Vous mettez la barre très haute là : un président africain intègre et patriote ? Ils le sont tous avant d’accéder au pouvoir. C’est après que tout se gâte. Ils deviennent des messies. Ils sont les premiers à ne pas respecter la Constitution et à exploiter le peuple. Ils négocient même avec la mort parce qu’ils sont indispensables pour le pays et le peuple a besoin d’eux. Un chef d’Etat est élu sur la base d’un programme politique. Ce programme est basé sur les réalités socio-économiques du pays, les besoins et les aspirations du peuple. S’il se contente d’exécuter ce programme, de faire en sorte qu’au bout de son mandat, il parte en laissant le peuple et le pays dans une situation meilleure qu’il l’avait trouvé, ce serait déjà un progrès. En l’état actuel de nos pays, nos présidents doivent savoir qu’ils ont une responsabilité de pédagogie politique envers le peuple. Ils doivent prêcher par l’exemple. Si le président s’accroche et ne respecte pas la Constitution, serez-vous surpris que le chef du marché, la présidente de l’Association des parents d’élèves et autres refusent de tenir les élections au bout de leurs termes pour élire leur successeur ? Cela me rappelle l’histoire du petit qui prête son ballon au voisin pour la journée, mais celui-ci refuse de le retourner. Au bout de quelques jours, c’est la bagarre. Et savez-vous qui a reçu le renfort des autres enfants ? Ce fut le propriétaire parce qu’eux aussi veulent profiter du ballon. Le pouvoir appartient au peuple et doit lui être rendu à terme échu.
Le mot de la fin ?
La Révolution du 4 Août 1983 au Burkina Faso était panafricaniste dès le départ. La colonne qui est descendue de Po avait déjà en son sein des non Voltaïques. Elle a été le mouvement qui a permis à la jeunesse africaine post-indépendance de relever la tête et de retrouver une certaine fierté. Et aujourd’hui encore, quand la jeunesse africaine semble être en désarroi et gagnée par le découragement, c’est toujours du Burkina qu’est venue la flamme de l’espoir. C’est un objet de fierté pour les Burkinabè, mais aussi une responsabilité historique. Il faut qu’ils continuent à se montrer à la hauteur. Notre génération, celle qui a connu et partagé, pour un instant, l’espace avec Sankara, est vieillissante. Sa mission aujourd’hui est de passer à la génération suivante la flamme qu’elle a tentée, dans des conditions parfois extrêmement difficiles, de préserver. Pendant 30 ans, que ce soit au Burkina Faso ou ailleurs, nous avons fait de notre mieux pour maintenir cette flamme. Nous avons été la risée des incrédules, ceux qui ne croient en rien sinon dans le présent. Nous avons été qualifiés de rêveurs de l’inutile. La jeunesse burkinabè nous a donné raison et surtout prouvé encore une fois la justesse du combat de Sankara. Comme il l’a dit dans son dernier discours public : « On ne tue pas les idées ». La pensée de Sankara fera désormais partie de l’arsenal politique pour la construction d’un monde meilleur.
Interview réalisée par Idrissa Barry
Sources : Mutations n°130 du 1er au 14 Août 2017
VIVRE ET MOURIR AVEC L ESPRIT SANKARA