Regards croisés : Les jeunes et Sankara !
Par Arsène Flavien Bationo
Vingt ans après son assassinat, Thomas Sankara continue de fasciner la jeunesse burkinabè. Des jeunes aujourd’hui en manque de repères politiques et moraux.
" Je parle au nom de ces millions d’êtres qui sont dans les ghettos parce qu’ils ont la peau noire… Nous voulons être les héritiers de toutes les révolutions du monde… " Nous sommes le 04 octobre 1984. Le capitaine Thomas Sankara s’adresse ainsi à la tribune de l’Assemblée Générale des Nations Unies. Ce discours résonne encore dans la tête de Moustapha. Comme s’il n’avait été prononcé qu’hier. D’ailleurs, Moustapha a fini par en mémoriser une grande partie. C’est avec fougue et plaisir qu’il le déclame. Exactement comme si les paroles étaient siennes. " Au contraire de nos hommes politiques actuels, Thomas Sankara ne bottait pas en touche. Homme de conviction, il ne passait pas par quatre chemins pour assener ses vérités. Il nous a enseigné le sens des responsabilités et l’esprit de suite ". Moustapha ne comprend toujours pas pourquoi ses bourreaux ont décidé d’éliminer " aussi lâchement " cet " espoir pour l’Afrique et le monde ". Il est d’autant plus outré par la justice qu’elle n’a pas encore fait la lumière sur son assassinat. " A voir l’évolution des choses, je ne me fais aucune illusion. Ce qui est dramatique, c’est que les crimes de sang continuent dans une indifférence et une impunité totales. C’est à croire que le sang versé n’a servi à rien". Tout comme Moustapha, Alexandre voit en Sankara " un patriote qui était guidé par la ferme volonté de faire sortir son pays de l’ornière afin de lui éviter d’être la risée de tous ". Dans sa bibliothèque figurent de nombreux ouvrages sur Thomas Sankara : Thomas Sankara : l’espoir assassiné de Valère D. Somé, Biographie de Thomas Sankara, la patrie ou la mort de Bruno Jaffré, Il s’appelait Sankara, de Sennen Andriamirado, etc. Pourquoi Alexandre collectionne-t-il toutes ces œuvres ? " Parce qu’elles ont une valeur inestimable. Elles permettent de comprendre l’homme, d’appréhender ses idées. Pour envisager l’avenir, le présent a besoin de la lumière du passé ". Dans la chambre de cet étudiant en DEA Sciences politiques est accrochée une grande effigie de Thomas Sankara. Pour lui, Thomas Sankara est plus que jamais présent. Aujourd’hui plus qu’hier. "Les bourreaux ont éliminé le corps. Mais l’esprit reste et demeure intact". Analysant la scène politique burkinabè, cet étudiant s’inquiète du " dangereux unanimisme politique entretenu par ceux-là qui veulent exercer le pouvoir sans partage. Dans ce sens, je trouve indécent qu’on célèbre avec faste 20 ans de pouvoir dans un Etat qui se veut de droit ".
Sankara à travers les images
Ces autres jeunes qui n’ont pas connu Thomas Sankara ont quand même eu la chance de suivre le film Sankara, l’homme intègre de Robin Shuffield. Martin dit avoir découvert " un président dont l’engagement était réel pour un nouveau monde. Cette dimension transparaît fortement quand Thomas Sankara prône, entre autres valeurs, la consommation des produits locaux et le découragement des importations. Avec cette option, Sankara était devenu gênant pour les tenants du libéralisme. D’où son tragique destin". Mais Ahmadé n’en finit pas de se poser cette question : Pourquoi les dirigeants de l’époque reprochaient à Sankara ses " dérives de droite " alors qu’ils sont actuellement les chantres du néolibéralisme au Burkina ? Julien a fini par se faire une conviction : " Sankara était en avance sur son temps. Comme N’Krumah, Lumumba, il a pris un risque pour lequel les générations montantes doivent lui rester reconnaissantes ".
En 2006, Myriam a participé au Forum social mondial polycentrique de Bamako. Elle en a été fière parce que de longues heures ont été consacrées à la vie et à l’idéal de Thomas Sankara à travers des récits de dépositaires de l’histoire. " Thomas Sankara nous a laissés, nous jeunes africains, un style, une inspiration, une ligne à suivre ", déclare-t-elle. Marc qui fut pionnier sous la Révolution se revoit encore dans sa chemise et sa culotte (en kaki blond), ses souliers noirs, son béret jaune tapé d’une étoile à cinq branches avec un foulard au cou. " Nous sentions notre pays battre au plus profond de notre cœur. Nous avions la lourde responsabilité de le servir dans l’honneur et la droiture ". Souvenirs d’un passé bien lointain.
Ceux qui en veulent à Sankara
Mais si les uns idéalisent pratiquement Sankara, les autres trouvent par contre que la Révolution a littéralement gâché leur vie et celles de leurs familles. " Mon père était enseignant. Un matin, il a été licencié sans aucune forme de procès. J’avais cinq ans à l’époque. Ça été un coup dur. Mon père a sombré dans l’alcoolisme. Ma mère l’a quitté. Moi je me suis retrouvé dans la rue parce qu’il n’ y avait plus personne pour payer mon école. J’ai vécu cette situation comme une meurtrissure sans nulle pareille. Sankara et sa révolution n’ont donc apporter que désolation à ma famille ". Harouna avale difficilement sa salive. Sa gorge se noue. La douleur lui semble insupportable. Il finit par éclater en sanglots. De son côté, Mahamadi s’insurge contre les " méthodes musclées et barbares des CDR (Comités de Défense de la Révolution). Ils voulaient contraindre tout le monde à chanter les louanges de la Révolution. Si vous tentiez de vous y opposer, on vous traitait de réactionnaires et cela pouvait vous coûter la vie. De plus, ces CDR se livraient de façon éhontée au racket des citoyens sans défense. J’ai trouvé ces agissements condamnables et inacceptables. Nous tenions à notre liberté. Thomas Sankara aurait pu taper à un certain moment du poing sur la table ". Bien qu’il reconnaisse qu’il y a eu des " déviations ", Rodrigue tente de relativiser. Pour lui, celles-ci ne sont pas le fait de Sankara. " C’étaient plutôt les actes d’individus particulièrement zélés qui se mettaient sous l’ombre de la Révolution pour s’enrichir en spoliant les pauvres populations. Thomas Sankara a vu juste puisque la décision a été rapidement prise d’extirper les véreux des rangs des CDR ". Deux décennies après son tragique assassinat, Thomas Sankara continue de passionner la jeunesse burkinabè. Celle qui a été nourrie à la sève de la Révolution retient comme substantifique mœlle le fait que le Capitaine lui ait appris à compter sur elle-même. Dans une Afrique qui était habituée à l’assistanat en vivant des "largesses" de l’Occident, cela faisait iconoclaste. Certaines mesures furent même traitées de démagogiques par les adversaires de Sankara. Ainsi, quand il revendit tout le parc de véhicules de luxe des ministères pour leur acheter des Renault 5, ou quand il imposa aux personnalités publiques de s’habiller avec du tissu fabriqué au Burkina Faso, le " Faso Dan Fani " lors des cérémonies officielles. Une mesure décriée. Pourtant, elle visait à booster la consommation et l’économie locale. Quoi qu’on dise ou pense de l’homme, il y a un fait indéniable qui fait pratiquement l’unanimité : en quatre ans, Thomas Sankara a radicalement changé la face du Burkina. Et c’est ainsi qu’il est entré dans l’histoire. Par la grande porte !
Arsène Flavien Bationo
Source : L’Evènement N°125, numéro spécial Thomas Sankara, du 10 octobre 2007 http://www.evenement-bf.net/pages/sank_5.htm#hist