Retour au Burkina Faso : la deuxième mort de Thomas Sankara
Guy Martin
Cet article publié dans le revue Peuples noirs peuples africains, dirigé par Mongo Beti, est une critique du numéro 33 de la revue Politique Africaine paru en mars 1989. Vous pouvez en charger une version PDF sur le site de la revue à l’adresse https://www.persee.fr/issue/polaf_0244-7827_1989_num_33_1 . Les articles cités sont aussi sur le site thomassankara.net. Les notes originales, telles qu’elles sont parues dans l’article de Guy Martin, sont accompagnées du lien vers les articles dont il est question. La rédaction du site.
Il est indéniable que la révolution démocratique et populaire initiée le 4 août 1983 par une poignée de jeunes officiers progressistes dirigés par le capitaine Thomas Sankara avait soulevé de grands espoirs, tant parmi l’intelligentsia “tiersmondiste” et africaine qu’au sein des masses populaires africaines aspirant à la transformation radicale d’un système politique, [PAGE 326] économique et social sclérosé. Durant sa brève existence, la jeune révolution burkinabé – évoluant dans un contexte politique et socio-économique éminemment défavorable – a été la proie d’inévitables “maladies infantiles”. Elle s’est trouvée très tôt confrontée à de multiples contradictions économiques, sociales et politiques qui ont fini par en altérer la substance et par la miner de l’intérieur. L’expérience révolutionnaire burkinabé devait connaître un dénouement tragique lorsque le 15 octobre 1987, Thomas Sankara et treize de ses plus proches collaborateurs périrent aux mains d’une garde prétorienne à la dévotion de son ami intime et alter ego Blaise Compaoré dans ce qui apparaît comme l’un des plus sanglants coups d’état de l’histoire de l’Afrique contemporaine.
Comme toute révolution, la révolution burkinabé a eu ses sympathisants et ses détracteurs et a suscité une abondante littérature allant des panégyriques les plus excessifs aux critiques les plus virulentes en passant par des analyses plus objectives et nuancées. Véritable auberge espagnole de la recherche africaniste, chacun y a trouvé ce qu’il désirait y voir à travers son expérience personnelle, ses préjugés, son idéologie et ses attentes. Que Sankara incarne aux yeux de la jeunesse et de l’intelligentsia africaine “le refus, l’espoir, l’énergie, un autre possible ou, plus simplement, une certaine fierté”[3], c’est incontestable. Que certains intellectuels (occidentaux ou non) aient souvent péché par absence d’esprit critique, dans des analyses où la réalité objective fut parfois occultée par une évidente sympathie révolutionnaire, nous en convenons volontiers[4]. Mais du fait même de ces profondes divergences d’analyse et d’interprétation, aucune école ne saurait prétendre détenir le monopole de la vérité historique sur la révolution burkinabé. Dès lors, il convient d’être circonspect lorsque, plus de trois ans après la publication d’un numéro spécial sur « Le Burkina Faso » (no 20/Décembre 1985), l’équipe de Politique africaine, dirigée par René Otayek, revient sur le sujet (« Retour au Burkina », no 33/Mars 1989) avec la prétention de “remettre les choses à leur place” et de “mettre à mal quelques idées reçues sur le sankarisme” sous couvert “de bilan critique”. Notons tout d’abord que René Otayek établit une [PAGE 327] distinction subtile entre la jeunesse et l’intelligentsia africaine qui, accablées sous le poids de la crise économique et… du SIDA (mais en ont-elles la triste exclusivité ?), sont excusées de s’être laissées prendre au mirage de la révolution sankariste, et les intellectuels occidentaux, auxquels il n’est pas pardonné de s’abandonner à un “tiers-mondisme à courte vue !” débouchant sur une “absence totale d’esprit critique”[5]. Autrement dit : aux Africains les rêves, aux Occidentaux la réalité et l’analyse objective des faits. On peut légitimement se demander si il ne s’agit pas, en fin de compte, de consacrer une certaine division internationale du travail intellectuel qui sanctionnerait le monopole de la production intellectuelle dans les pays développés alors que le Tiers-monde serait cantonné dans une fonction de simple consommation.
A l’évidence, René Otayek et son équipe sont de “ceux dont la tâche (l’occupation ?) est de déconstruire et reconstruire par le haut les sociétés africaines”[6]. L’objectif est clair : il s’agit de “déconstruire” le mythe de Sankara, de “s’interroger lucidement, sans céder aux conformismes intellectuels”[7]. Les auteurs de cette œuvre révisionniste entendent donc procéder à un “bilan critique” du projet révolutionnaire sankariste, qualifié de “populiste d’inspiration, nationaliste, autoritaire, aux contours idéologiques assez mal définis”[8]. En particulier, ils s’attachent à souligner le décalage existant entre ce projet et la réalité sociale qu’il prétendait transformer : en définitive, en 1989 comme en 1985, il s’agit de démontrer que le projet révolutionnaire sankariste est d’essence totalitaire (et non pas “totalisante”[9], comme R. Otayek et ses co-rédacteurs l’écrivent improprement), dans la mesure où il vise à “contrôler le plus étroitement possible l’ensemble de la société, civile et politique”[10], à “monopoliser la production théorique légitime”[11], et à instaurer un réseau institutionnel d’encadrement, de contrôle et de relais du pouvoir d’Etat. Le ton étant donné par le chef d’orchestre, les musiciens s’empressent d’emboucher la même trompette à l’unisson, qu’il s’agisse du discours idéologique (P. Labazée), de la politique urbaine (A. Marie), rurale (B. Tallet), syndicale (C. Kabaya-Muase) ou même sportive J.P. Augustin & Y.K. Drabo) et féminine (M.S. Kansé), [PAGE 328] l’objectif est le même : “… contrôler le plus étroitement possible l’ensemble de la société civile et politique… forger une sorte de nouvelle citoyenneté … permettre l’homogénéisation du champ social et l’émergence d’un homme nouveau”[12]. Une lecture attentive de « Retour au Burkina » révèle que ce totalitarisme est considéré comme étant inhérent à l’idéologie conçue essentiellement comme un “instrument efficace de contrôle social”[13].
En filigrane de cette analyse se profile le modèle idéal préconisé par l’équipe de Politique africaine : celui de la démocratie libérale de type occidental telle qu’elle était pratiquée avant le coup d’état militaire de novembre 1980, au moment où “un Etat, parmi les plus démunis…. s’offre une campagne électorale à « l’occidentale » “mais aussi celui qui consacrait “la faillite des élites civiles…”. Le blocage des institutions était total. Prévarication, népotisme et corruption sévissaient à tous les échelons. L’administration s’était transformée en chasse gardée du parti présidentiel…”[14].
En définitive, il s’agit non seulement de démystifier le projet révolutionnaire sankariste, mais aussi de démontrer que ce projet est dysfonctionnel, idéaliste, non viable et irrémédiablement voué à l’échec. En procédant ainsi à la destruction systématique du mythe de Sankara, on l’assassine une seconde fois, au plan des idées cette fois-ci. Autrement dit, bien que “d’autres Sankara sont à prévoir sans doute”[15], il convient de décourager toute tentative similaire de transformation radicale de la société dans le sens d’une plus grande participation populaire au processus de prise de décision politique et d’une plus grande justice économique et sociale. Remarquons au passage qu’il s’agit là d’un bel exemple de “totalitarisme intellectuel” dont les manifestations les plus évidentes sont : l’unicité de point de vue des auteurs de “Retour au Burkina”, l’évacuation systématique de toute opinion différente de la leur, sanctionnée par un silence méprisant et une absence de citation éloquente[16], et la présentation de l’Etat sankariste comme repoussoir de ce qui attend les autres pays africains s’ils devaient céder à la “tentation totalitaire”.
Sans vouloir relancer une polémique qui a été déclarée définitivement [PAGE 329] close, mais n’en déplaise à Jean-Pierre Jacob, qu’il me soit permis de répéter ici ce que j’avais écrit en 1986 dans le cadre d’un débat contradictoire qui nous opposait dans les pages de Genève-Afrique : en dernière analyse, ce qui devrait, à mon sens, retenir l’attention de tous les chercheurs africanistes de bonne volonté, c’est la contribution réelle et tangible du régime Sankara à l’amélioration du ni-veau de vie des masses rurales et urbaines burkinabé, objectif déclaré de la révolution[17]. Autrement dit, la révolution. Sankariste a-t-elle réussi, ne serait-ce que partiellement, à améliorer les conditions de vie de la population Burkinabé, première concernée par cette révolution ? A cet égard, on chercherait en vain des données statistiques précises sur les réalisations économiques et sociales du régime Sankara dans ce numéro spécial de Politique africaine, mis à part une vague référence à “un héritage économique et financier pas si mauvais que ça au fond”[18].
Qu’il nous soit permis de citer ici, à titre d’exemple les résultats du régime Sankara dans les domaines économique et social tels qu’ils ont été recensés par les “Assises nationales sur le bilan critique des 4 années de révolution” qui se sont tenues à Ouagadougou du 8 au 10 janvier 1988 : Désormais, 2 repas et 10 litres d’eau par jour et par Burkinabé; 32 barrages et retenues d’eau réalisés chaque année contre une moyenne annuelle de 20 auparavant; 600 puits et 1 100 forages en 1986, 106 kilomètres de routes bitumées par an contre une moyenne annuelle de 59 km au cours des 23 précédentes années; la création d’un système de transport en commun auquel les Burkinabé n’avaient jamais eu droit auparavant; un taux de scolarisation passé de 16 % à 24 % en 4 ans de révolution, grâce à la multiplication des infrastructures scolaires, à la baisse des frais de scolarité et au déplafonnement des prix des fournitures scolaires; la mise en place d’un poste de santé primaire dans chaque village[19].
Au lendemain du coup d’état sanglant du 15 octobre 1987, René Otayek osait écrire; “Y-a-t-il encore, y-a-t-il jamais eu un seul partisan de Thomas Sankara au Burkina Faso ?” [20]. La vive émotion qu’a suscitée la mort de Sankara tant au Burkina qu’à l’étranger, parmi les masses autant qu’au sein des élites, est un témoignage éloquent de la pérennisation du “mythe [PAGE 330] Sankara”[21]. D’ailleurs, R. Otayek ne se répond-il pas à lui-même lorsqu’il remarque : “Par-delà la mort – et par elle – Sankara est devenu la figure emblématique de ceux qui rêvent d’une Afrique autre” [22] ?
En fin de compte, qu’est-ce qui est le plus important pour le paysan, l’ouvrier, ou le petit fonctionnaire burkinabè, l’amélioration de ses conditions matérielles de vie ou une illusoire “liberté” : celle de vivre aux marges de la subsistance ? Il faudrait peut-être enfin – et pour une fois – interroger les intéressés eux-mêmes sur ce point, plutôt que de laisser les intellectuels occidentaux et africains, de droite comme de gauche, poursuivre leurs débats stériles et leurs vaines arguties sur le sens profond et la portée de cette expérience révolutionnaire unique en Afrique.
Guy MARTIN Diplomacy Training Programme University of Nairobi [PAGE 331]
Source : http://mongobeti.arts.uwa.edu.au/issues/pnpa63_66/pnpa63_29.html#haut Peuples noirs peuples africains N° Nos 63-66 – MAI-DECEMBRE 1988 [Mise en circulation 1991]
Notes :
[3] René Otayek, “Rectification”, in “Retour au Burkina”, Politique africaine no. 33 (Mars 1989), p. 3. (voir à http://thomassankara.net/?p=0214)
[4] Les ouvrages et articles suivants souffrent notamment de ce travers : S. Andriamirado, Sankara le Rebelle (Jeune Afrique Livres, 1987); Babou Paulin Bamouni, Burkina Faso : Processus de la Révolution; (L’Harmattan, 1986); Guy Martin, Idéologie & Praxis dans la Révolution Populaire du 4 août au Burkina Faso (Genève-Afrique vol. 24, no 1, 1986, pp. 35-62); et Jean-Philippe Rapp & Jean Ziegler, Thomas Sankara : Un nouveau pouvoir africain (Pierre-Marcel Favre/ABC, 1986). Pour une évaluation critique des ouvrages d’Andriamirado, Bamouni et Rapp & Ziegler, voir notre note de lecture in The Journal of Modern African Studies vol. 26, no. 4 (December 1988), pp. 691-3. Voir également notre note sur l’ouvrage de Rapp & Ziegler in Genève-Afrique vol. 24, no. 2 (1986), pp.171-3.
[5] R. Otayek, “Rectification”, in op. cit., pp. 3-4.
[6] Ibidem, p. 3.
[7] R. Otayek, “Avant-Propos”, in “Le Burkina Faso”, Politique africaine no. 20 (Décembre 1985), p. 4. (voir à http://thomassankara.net/?p=0196)
[8] R. Otayek, “Rectification”, in op. cit., pp. 2-3.
[9] Selon le Petit Robert (édition 1977, p. 1983), une proposition totalisante est, en philosophie, une “proposition universelle dont la vérité se fonde sur l’observation antérieure de chacun des individus qu’on y réunit dans une même assertion”, tandis qu’un régime totalitaire est, en politique, un “régime à parti unique, n’admettant aucune opposition organisée, dans lequel le pouvoir politique dirige souverainement et même tend à confisquer la totalité des activités de la société qu’il domine”). C’est donc bien de projet totalitaire (et non pas “totalisant”) dont René Otayek et ses co-rédacteurs veulent parler.
[10] R. Otayek, “Avant-Propos”, in op. cit., p. 9.
[11] Pascal Labazée, “Discours et contrôle politique : les avatars du Sankarisme”, in “Retour au Burkina”, op. cit., p. 12. (voir à http://thomassankara.net/?p=0215)
[12] J.P. Augustin & Y.K. Drabo, “Au Sport, citoyens !”, in “Retour au Burkina”, op. cit., p. 63. (voir à http://thomassankara.net/?p=0219)
[13] P. Labazée, “Discours & contrôle politique”, in “Retour au Burkina”, op. cit., p. 19.
[14] R. Otayek, “Avant-Propos”, in op. cit., pp. 3, 5.
[15] R. Otayek, “Rectification”, in op. cit., p. 3.
[16] Remarquons, à cet égard, l’absence quasi-totale de référence aux travaux généralement favorables au régime Sankara, notamment ceux cités à la note 2 (excepté quelques références aux ouvrages de Bamouni voir http://thomassankara.net/?p=0247 et Rapp & Ziegler http://thomassankara.net/?p=0137). L’ouvrage de référence sur l’expérience Sankariste de Pierre Englebert, La Révolution Burkinabé (L’Harmattan, 1986), (voir à http://thomassankara.net/?p=0191) ne fait l’objet d’aucune mention alors que les œuvres de René Otayek sur le sujet sont abondamment citées. Pour une évaluation critique de l’ouvrage d’Englebert, voir notre note de lecture in JMAS citée à la note 4.
[17] Voir Jean-Pierre Jacob, “A Propos du Burkina Faso : Etat totalitaire et totalitarisme sans Etat”, Genève-Afrique vol. 24, no. 1 (1986), pp. 155- 160; Guy Martin, “A propos du Burkina Faso Genève-Afrique vol. 24, no. 2 (1986), pp. 174-7 : et J.P. Jacob, “Tribune des Lecteurs”, Genève-Afrique vol. 25, no. 1 (1987), pp. 112-3.
[18] R. Otayek, “Rectification”, in op. cit., p. 9.
[19] Cité in S. Andriamirado, Il s’appelait Sankara : Chronique d’une mort violente (Jeune Afrique Livres, 1989), pp. 162-3; voir également Sidwaya no. 937, 11 janvier 1988 et Carrefour africain no. 1021, 15 janvier 1988.
[20] R. Otayek, “Burkina Faso : “Quand le tambour change de rythme, il est indispensable que les danseurs changent de pas”, Politique africaine no. 28 (Décembre 1987), p. 116. (voir à http://thomassankara.net/?p=0302 )
[21] Comme l’atteste la création récente de l’Association Internationale Thomas Sankara (AITS), association de droit suisse dont le siège est à Genève (B.P. 484), avec un secrétariat en France (56 bis, rue du Louvre, 75002 PARIS). Pour commémorer le premier anniversaire de la mort de Thomas Sankara, l’AITS a organisé le 15 octobre 1988 à l’Université de Paris XII/ Créteil un Colloque sur le thème “Qui était Thomas Sankara ?” qui a rassemblé 250 personnes venues d’Afrique et de divers pays européens (cf. le compte rendu d’Etienne Le Roy in “Retour au Burkina”, op. cit., pp. 73-4). (Voir à http://thomassankara.net/?p=0290 )
[22] R. Otayek, “Rectification”, in “Retour au Burkina”, op. cit., p. 2.