Il n’y a qu’une couleur : l’Unité africaine

août 1984

Après une tournée en Éthiopie, en Angola, au Congo, au Mozambique et à Madagascar, Sankara donne une conférence de presse à Ouagadougou. On en trouvera ci-dessous les passages essentiels reproduits d’après Carrefour africain du 10 août 1984.

Question : Quel est l’état des relations avec votre voisin conservateur, relativement plus riche, la Côte d’Ivoire ?

Thomas Sankara : Que conserve la Côte d’Ivoire ? Je vous ai bien compris mais j’aimerais savoir de façon plus précise quelle idéologie conserve la Côte d’Ivoire pour mesurer d’avantage l’opposition, s’il y en a, entre la nôtre et la leur.

Nos relations sont bonnes dans la mesure où la Haute-Volta avait des relations avec la Côte d’Ivoire. Le Burkina Faso’ affirme, je l’ai dit dans mon message du premier anniversaire, que nous nous ouvrirons à tous, nous irons à tous. Dans ce contexte, dans cet esprit, j’estime que nos relations sont bonnes. Certes, il y a toujours quelque chose à faire pour améliorer des relations. Mais pour notre part, nous ne sommes nullement gênés par la situation actuelle et si nos frères de Côte d’Ivoire le veulent bien, nous pourrons continuer ainsi, et même faire mieux. Mais je ne connais pas de difficultés particulières entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso.

Bien sûr, nous avons des opposants en Côte d’Ivoire beaucoup d’opposants en Côte d’Ivoire. Mais en tant que révolutionnaires dès que nous nous sommes posés en révolutionnaires nous comprenons très bien que nous avons à vivre dans un monde qui n’est pas, lui-même, révolutionnaire. Nous devons vivre des réalités qui ne sont pas toujours celles que nous souhaiterions. Nous devons être prêts à vivre avec des régimes qui eux ne font pas du tout la révolution, ou peut-être même s’attaquent à notre révolution. C’est là un très grand devoir de responsabilité pour les révolutionnaires. Peut-être que ceux les révolutionnaires de demain seront dans un meilleur monde et auront une tâche beaucoup plus facile.

En tout cas, pour nous, dès lors que nous acceptons cette réalité, dès lors que nous acceptons que la Côte d’Ivoire ne fait pas la révolution alors que nous, nous la faisons, eh bien, tout devient facile. La difficulté, les complications, les soucis n’existent que dans l’esprit de ceux qui sont révolutionnaires mais de manière romantique, en espérant, en pensant que tout le monde devrait agir comme les révolutionnaires. Nous, nous ne sommes pas surpris. Donc nous ne sommes pas gênés. C’est une réalité à laquelle nous étions préparés.

Question : Des liens historiques existent entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire. On s’en rend compte par les visites périodiques que vous vous rendez au sein des organisations régionales ou sous-régionales. Mais concrètement, camarade président, depuis l’avènement du CNR comment se présente l’axe Abidjan-Ouagadougou ? D’autre part, d’aucuns parlent d’un certain froid et on souligne même que votre absence au dernier sommet du Conseil de l’entente à Yamoussoukro et l’annulation d’une visite de travail en Côte d’Ivoire sont significatives.

Sankara : Vous demandez comment se porte l’axe Abidjan-Ouagadougou ! Axe rectiligne, animé par Air Ivoire, Air Volta bientôt Air Burkina; axe tortueux, sinueux représenté par le chemin de fer Abidjan-Ouagadougou, axe chaotique, très difficile, avec des hauts et des bas; correspondant à la route Abidjan-Ouaga, axe qui traverse des zones d’ombres, des zones de forêts, de savanes, qui part de la mer et va jusqu’au coeur de la sécheresse du Sahel. Donc un ensemble de réalités complexes que chacun de nous doit saisir. Voilà cet axe-là. Vous en voulez la description, la voilà.

Vous me posez une deuxième question : un froid existe d’après certains, vous ne précisez pas les auteurs, ce qui ne nous facilite pas la tâche. Mais enfin, vous dites que certains ou que certaine presse parle d’un certain froid entre Abidjan et Ouagadougou.

Nous vivons ici dans la chaleur de la révolution et ceux qui grelottent n’ont qu’à se prémunir et prendre les dispositions qu’il faut. Entre la Côte d’Ivoire et le Burkina Faso, il y a des rapports de tous genres : géographiques, historiques, économiques, sociaux et divers. Des rapports que nous ne pouvons pas effacer d’un coup de gong, des rapports également que les Ivoiriens ne peuvent pas nier.

Aujourd’hui le Burkina Faso s’est engagé dans une voie révolutionnaire pour transformer sa société, pour lutter contre un certain nombre de maux et de fléaux que nous connaissons chez nous et nous pensons que seuls s’en plaignent les ennemis du Burkina Faso. Tout Ivoirien qui aime le peuple burkinabè doit applaudir la révolution burkinabè. Tout Ivoirien qui n’aime pas la révolution burkinabè, n’aime pas le peuple burkinabè. A partir de là il s’agit de savoir où se trouve le froid, et qui se refroidit.

Est-ce à dire que la Côte d’Ivoire, qui avait d’excellentes relations avec la Haute-Volta réactionnaire, se refroidit subitement parce que la Haute-Volta est devenue révolutionnaire ? C’est là une question qu’il faut poser aux seuls Ivoiriens. Nous, nous sommes dans la chaleur de la révolution, chaleur que nous partageons avec tous ceux qui veulent bien l’accepter mais nous ne pouvons l’imposer à personne et ce serait bien

dommage que des peuples frères, des peuples voisins ne communient pas à la même joie et ne profitent pas de la même chaleur.

Question : A l’opposé de la Côte d’Ivoire, le Ghana et son président sont les bienvenus au Burkina Faso. On a vu même des troupes du Ghana défiler lors de la commémoration de la révolution. Où finit le soutien, et où commence l’ingérence ? En un mot, le Ghana peut-il devenir encombrant pour votre jeune pays ?

Sankara : Soutien à qui, ingérence par rapport à qui ? L’ingérence commence là où les peuples s’estiment trahis. Et tant que les peuples ne le sont pas, le soutien ne sera jamais suffisant.

Le Ghana vient au Burkina Faso, se manifeste ici à chaque fois qu’un événement le mérite des événements heureux et aussi des événements moins heureux. Parce que nous n’en doutons pas et je ne pense pas que vous en doutiez non plus, il y a une communion entre les Burkinabè et les Ghanéens. Et tant que cette communion pourra durer nous ne pourrons que déplorer que nous n’ayons pas assez fait pour que le soutien soit plus grand.

Nous n’avons pas une vision chauvine des choses et nous condamnons le sectarisme. Pour ces raisons-là nous considérons les frontières comme des démarcations administratives, peut-être nécessaires pour limiter le champ d’action de chacun, lui permettre de voir assez clair. Mais l’esprit de liberté, de dignité, de compter sur ses propres forces, d’indépendance et de lutte anti-impérialiste conséquente doit souffler du Nord au Sud, du Sud au Nord et franchir allègrement les frontières. Nous sommes heureux de constater qu’entre le Burkina Faso et le Ghana, il en est ainsi et il faut qu’il continue à en être ainsi.

Pensez-vous que notre pays aurait quelque problème que ce soit, quelque difficulté, pensez-vous que nos relations connaîtraient une quelconque hausse avec qui que ce soit, si ce vent-là soufflait entre notre pays et tous les autres pays ? Pensez-vous qu’aujourd’hui des pays en seraient arrivés à se menacer d’apocalypse si entre tous les pays du monde soufflait ce même vent ? Nous parlons aujourd’hui d’Iran et d’Irak; ne pensez-vous pas que ce serait heureux que les Iraniens puissent aller chez les Irakiens comme les Ghanéens vont chez les Burkinabè et vice-versa ?

Nous croyons qu’il y a là un exemple que nous souhaitons voir se multiplier. Nous pensons que cela va dans l’intérêt des peuples. Ceux qui sont lésés sont peut-être ceux qui voudraient opposer le Ghana au Burkina Faso parce qu’ils ont d’autres desseins.

Question : Que pense le Burkina Faso de la crise actuelle de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) ?

Sankara : Nous pensons que c’est une crise tout à fait normale, souhaitable parce que c’est un processus révolutionnaire qui implique donc des remises en cause, des redéfinitions des objectifs de l’OUA. L’OUA telle qu’elle existait ne peut pas continuer. Le souci d’unitarisme a trop vite fait de prendre le pas sur le souci d’unité. Au nom de l’unité et par unitarisme beaucoup de choses ont été sacrifiées. Aujourd’hui de plus en plus les peuples d’Afrique sont exigeants et parce qu’ils le sont ils interdisent les réunions, les rencontres qui servent à prendre des résolutions jamais appliquées ou qui servent à ne pas prendre des résolutions applicables et attendues.

L’Afrique est face à elle-même avec des problèmes que l’OUA réussit toujours à contourner en remettant leur résolution à demain. Ce demain-là, c’est aujourd’hui. On ne peut plus remettre à demain toutes ces questions. C’est pourquoi nous trouvons que cette crise est tout à fait normale. Elle arrive peut-être même avec un peu de retard.

Question : Peut-on savoir la position du Burkina Faso vis-à-vis du conflit du Sahara occidental ?

Sankara : Nous avons reconnu la République arabe sahraouie démocratique (RASD) et nous estimons qu’il n’y a pas de tergiversation en la matière : lorsqu’un peuple a décidé de choisir une organisation c’est une obligation de la reconnaître. Nous estimons donc qu’il ne peut y avoir de sommet de l’OUA sans la RASD. Il y aurait là une absence. S’il y a un absent et si les raisons de cette absence ne sont pas valables, le Burkina Faso ne peut pas se prêter à ce jeu-là.

Question : Vous avez parlé plusieurs fois d’aide et de coopération, qu’elles soient africaines ou autres mais pas de n’importe quelle aide, qu’est-ce que vous entendez par là ? ?

Sankara : L’aide doit aller dans le sens du renforcement de notre souveraineté et ne pas porter atteinte à cette souveraineté. L’aide doit aller dans un sens qui consiste à détruire l’aide. Toute aide qui assassine l’aide est la bienvenue au Burkina Faso. Mais de toute aide qui crée une mentalité d’assisté, nous serons dans l’obligation de nous départir. Et c’est pourquoi nous sommes très vigilants et très exigeants, chaque fois qu’une aide nous est promise, nous est proposée ou même quand c’est nous qui prenons l’initiative de la demander.

On ne fait pas la révolution, on ne construit pas son indépendance, sans un minimum de stoïcisme, de sacrifices. C’est ce stoïcisme-là que le peuple du Burkina s’impose pour ne pas justement regarder du côté de la tentation, du côté de la facilité comme certaines aides le voudraient. Ces miroirs aux alouettes ont fait beaucoup de tort à notre pays et à d’autres. Nous voulons y mettre fin.

Question : Camarade président, lors de votre retraite à Koupèlà vous avez reçu un membre de la Cour internationale de justice. II vous a certainement parlé du problème Burkina Faso / Mali. Alors comment avancent les travaux ? Etes-vous optimiste quant à leur issue ?

Sankara : Quarante-cinq jours après notre prise de pouvoir au Burkina Faso, nous avons exprimé au peuple malien toute notre volonté d’oeuvrer dans le sens d’une résolution correcte de ce problème. Nous avons levé tous les vétos, tous les interdits, tous les obstacles qui empêchaient un dialogue franc et positif autour de cette question. C’est dire aussi que ce qui se fait spontanément est généralement le plus sincère.

Nous sommes attachés à assurer le peuple malien de notre volonté, de notre sincérité, de notre désir profond de vivre en paix avec lui et c’est pourquoi cette balle qui était dans le camp du Burkina a été dégagée. Nous ne traitons plus ce dossier-là. Nous regardons les autres partenaires que ce soit la Cour internationale de justice, que ce soit le Mali. Nous leur laissons le temps d’agir ou de réagir. Nous n’en faisons pas un souci.

Question : Votre homologue zaïrois a récemment demandé la création d’une Ligue des États d’Afrique noire. Avez-vous été consulté et que pensez-vous de cette initiative du président Mobutu ? Est-ce que vous pensez que cette ligue pourra résoudre spécifiquement les problèmes qui se posent à l’Afrique Noire et pensez-vous que les conflits du Sahara occidental et du Tchad soient les causes de la situation actuelle de l’OUA ?

Sankara : Votre question m’inquiète au plus haut point parce que vous semblez dire une fois de plus que les chefs d’États se sont consultés autour de cette fameuse idée de la Ligue des États d’Afrique noire. C’est ce qui semble se dégager de votre question. En tout cas, moi, je n’ai pas été consulté heureusement pour moi ! Peut-être d’ailleurs n’a-t-on consulté que ceux qui pouvaient «apporter» quelque chose.

Nous ne sommes pas contre les regroupements des Africains noirs puisque c’est une réalité, qu’il y a des Africains noirs et des Africains blancs mais nous ne savons pas très bien à quoi cela servirait. Nous ne savons pas à quoi cela servirait de répéter que nous sommes des Noirs comme si les problèmes qui se posent à l’OUA sont dus au fait qu’il y a une OUA bichromatique et qu’il faudrait penser à une OUA monochromatique. C’est du surréalisme qui donne une certaine peinture à laquelle nous ne sommes pas sensibles.

Jeune Afrique et vous, semblez dire que le conflit du Sahara occidental-nous, nous parlons du conflit qui oppose la RASD au Maroc, comprenons-nous–et accessoirement celui du Tchad, pourraient être à la base de ce début d’éclatement de l’OUA; un peu comme si ces deux questions du Tchad et de la RASD étaient des questions d’Africains non-noirs et qu’en les extirpant de l’OUA nous pourrions nous retrouver entre Africains noirs de manière harmonieuse. Je ne suis pas certain qu’entre la RASD qui est africaine et principalement blanche et certains pays d’Afrique noire, les relations soient moins bonnes qu’entre certains pays d’Afrique noire et d’autres pays d’Afrique noire. Donc la question ne se pose pas en termes de couleur. En matière de conception de l’OUA, les daltoniens n’ont pas leur place. Il n’y a qu’une couleur : l’unité africaine.

Question : Quelle est votre position concernant l’évolution, notamment l’échec, de la Conférence de Brazzaville’ ?

Sankara : Les efforts de Brazzaville, comme vous le savez très bien, nous les avons soutenus. Nous avons dit que Brazzaville ne devrait pas être un ring duquel devrait sortir un champion poids lourd de boxe. Nous avons apporté au président [congolais] Sassou N’guesso tout notre soutien pour que les conditions de dialogue qu’il a tenté de créer soient mises à profit pour que les Tchadiens se retrouvent entre eux. Mais nous avions dit aussi que Brazzaville pour être valable devrait reconnaître le succès du peuple tchadien sur ses ennemis.

Question : Concernant vos relations avec la Libye, pouvez-vous mentionner un exemple de l’assistance de ce pays au Burkina Faso ?

Sankara : Vous me posez là une question très délicate, très difficile. Des exemples, il y a en tellement. Nous pouvons passer des heures et des heures, sinon des jours et des jours à vous raconter cette assistance-là. Nous avons de très bonnes relations qui ne font que se développer davantage avec l’affirmation de la personnalité de chacun, avec l’affirmation de l’indépendance de chacun et nous sommes très satisfaits, très heureux que la Libye respecte en nous cette indépendance.

Nous allons souvent en Libye. Il n’y a pas longtemps, j’ai rencontré le colonel Khadafi. Nous avons discuté de beaucoup de questions, et nous avons engagé des critiques mutuelles. Nous sommes aussi préparés à l’autocritique, quand nous estimons que ces critiques sont fondées et doivent nous amener à changer de position. Tout comme nous invitons la Libye à faire de même. Entre révolutionnaires, l’on doit pratiquer la critique et l’autocritique. Cela ne veut pas dire que la Libye est parfaite, parce que rien n’est parfait dans aucun pays du monde. Et cela donne lieu à des discussions. Donc nos relations continuent d’être comme par le passé et ont au contraire pris un tour nouveau avec cette forme d’échange de critiques, de débats fructueux.

Question : Au cours d’une tournée en Afrique, vous avez été au Mozambique et en Angola. Or on sait que ces pays ont signé des pactes avec l’Afrique du Sud; des accords qui à première vue, semblent contre nature. Quelle est la position du Burkina vis-à-vis de ces accords-là ?

Sankara : Notre position, nous l’avons déjà exprimée. Il y a une question de fond qui se pose. L’Afrique du Sud raciste ne cessera jamais d’être un poison, une épine dans le pied des Africains en général. Tant que nous n’arriverons pas à l’extraire, cette idéologie barbare, rétrograde et anachronique l’apartheid le racisme ne cessera pas. Donc on ne peut pas tergiverser, changer de position sur cette question-là.

Les voies et les moyens pour résoudre ce problème relèvent de la tactique de chaque pays. Mais fondamentalement, le combat contre le racisme doit se poursuivre. Il faut éviter du reste que tactique et stratégie

se confondent. C’est pourquoi tout en nous gardant de donner des leçons, de critiquer les camarades angolais ou mozambicains, nous leur rappelons qu’ils ont un devoir de lutte contre le racisme et que quelle que soit la tactique qu’ils emploient, il faut qu’en permanence ils combattent ce racisme-là. Toute position contraire serait une négation des sacrifices que des martyrs africains ont consentis. Ce serait aussi une négation de tout ce qui se fait aujourd’hui et de tout ce qui s’est fait hier.

Mais en même temps, nous ne manquons pas de porter la critique contre les autres États africains pour n’avoir pas apporté un soutien efficace, effectif et concret à ces pays qui, au front, ont veillé à notre sécurité à tous vis-à-vis du racisme. C’est parce que le Mozambique a osé soutenir d’autres luttes qu’aujourd’hui, ce qui était la Rhodésie, connaît une autre réalité. C’est parce que l’Angola veille en sentinelle face à l’Afrique du Sud que nous autres jusqu’en Afrique occidentale, en Afrique du Nord, nous échappons à la menace directe du racisme. Mais si les deux pays venaient à tomber, si la Ligne de front’ venait à exploser, ça serait le recul progressif, dangereux, envahissant, des frontières directes des racistes.

Donc, nous ne pouvons qu’inviter les deux pays à poursuivre leur lutte farouche contre le racisme, contre l’Afrique du Sud raciste. Et puis, en passant, nous ne pouvons que leur souhaiter toute la vigilance nécessaire; lorsque l’on traite avec le diable, il faut prendre la précaution d’avoir une louche munie d’un manche très long, suffisamment long en tout cas.

Question : Que pense le Burkina Faso du préalable de retrait des troupes cubaines d’Angola posé par l’Afrique du Sud pour l’indépendance de la Namibie ?

Sankara : Le préalable que pose l’Afrique du Sud est un faux problème, car elle traite avec des pays et même des pays africains qui ont sur leur sol des troupes étrangères. Pourquoi n’en fait-on pas un problème ? Pourquoi veut-on empêcher l’Angola de faire appel aux troupes qui lui paraissent être d’un apport utile, d’un soutien utile. C’est un droit. Cela relève de la souveraineté de l’Angola que de faire appel aux troupes cubaines. Et c’est un mérite pour les Cubains que d’accepter d’aller mourir pour un autre pays, eux qui ont aussi des dangers à leur porte, sur leurs côtes.

Concernant la présence des troupes étrangères dans tel ou tel pays, nous pensons qu’il y a des pays qui ont le droit d’en parler et d’autres qui n’en ont pas le droit, surtout quand eux-mêmes ont des troupes étrangères chez eux. Les troupes cubaines n’ont pas moins de mérite que d’autres qui prolongent leur politique de domination.

Question : Vous avez évoqué dans votre discours les pays qui vous accueillent avec le baiser de Judas ou ceux qui soutiennent les ennemis de votre peuple. Rangez-vous la France dans ces pays-là et comment envisagez-vous les relations entre la France et le Burkina Faso ?

Sankara : Peut-être que seul Jésus à l’époque avait déjà repéré Judas. Je ne suis pas certain que les 11 autres disciples l’avaient reconnu. N’allons pas trop vite en besogne. Nous ne faisons de procès d’intention à personne. Maintenant nous savons aussi que les Judas se reconnaissent et que, peut-être, surpris en flagrant délit de comploter contre nous, ils se trahiront par tel ou tel acte.

Puisque nous sommes dans ce domaine, on peut tout nier mais ses intentions profondes finissent par ressortir. Le premier des 12 disciples, Pierre, a été lui-même surpris. On lui disait : «Ton accent t’a trahi», lorsqu’il faisait croire qu’il n’était pas avec Celui-là qui était l’objet de la vindicte populaire. Enfin vous avez lu les Saintes écritures comme tout le monde et je n’insisterai pas.

La France a avec nous des relations qui surprennent peut-être. Nous pensons que ces relations pourraient être meilleures. Notre volonté de les améliorer est là. Nous l’avons maintes fois répété. Mais pour que ces relations s’améliorent, il faudrait que la France apprenne à traiter avec les pays africains, en tout cas avec nous, sur des bases nouvelles. Nous regrettons beaucoup que si mai 81 a permis de transformer la France c’est vous seul qui le savez dans le domaine des relations de la France avec l’Afrique, mai 81 n’a, en tous cas, apporté aucun changement.

La France de mai 81, reprend pratiquement les mêmes chemins que les régimes précédents. Elle se trouve aussi face aux mêmes interlocuteurs représentant de tel ou tel groupe d’Afrique. La France d’aujourd’hui n’est pas différente de la France d’hier. C’est pourquoi nous qui sommes en train d’exprimer, de traduire une nouvelle réalité africaine, nous ne sommes pas compris et peut-être même nous dérangeons un peu, la mare tranquille des relations franco-africaines.

Nous venons avec un langage de vérité, une vérité qui est peut-être directe et entachée de verdeur, mais une vérité qui s’accompagne d’une sincérité que l’on ne retrouve pas ailleurs. La France a été trop longtemps habituée à des langages je ne dirais pas de thuriféraires mais enfin… La France a été habituée à des langages parfois de valets locaux du néo-colonialisme. Dans ces conditions, elle ne peut pas comprendre qu’il y en ait qui ne veulent pas être dans les rangs.

Si l’on se donnait la peine en France de comprendre cette réalité nouvelle qui se vit au Burkina Faso comme une réalité qui est largement partagée dans beaucoup d’autres pays africains, si l’on se donnait la peine de l’accepter comme telle, beaucoup de choses changeraient. Mais hélas on veut considérer le cas du Burkina Faso comme un accident de parcours, comme un phénomène accidentel peut-être passager. Non, c’est cela la réalité en Afrique et il faudrait donc que les relations entre l’Afrique et les autres partenaires évoluent dans le même sens.

Question : Vous avez dit que vous étiez ouvert à des pays d’idéologies différentes. En mai 81, les socialistes ont pris le pouvoir en France, il n’empêche que votre pays a une idéologie contraire à celle de la

France. Peut-on dire qu’il devrait exister entre les deux pays une amitié que l’on pourrait qualifier de conditionnelle ? Si oui, quelles en seraient les conditions ?

Sankara : Je ne pense pas qu’il existe d’amitié inconditionnelle. Même les coups de foudre ont, je crois, leurs conditions, qui, dès leur disparition ramènent les êtres à des calculs et à des réalités d’une froideur surprenante.

L’amitié entre le Burkina Faso et tout autre pays est une amitié qui est conditionnée au respect de notre souveraineté, de nos intérêts et qui nous oblige à respecter le partenaire d’en face. Ce n’est pas à sens unique ces conditions-là. Nous pensons qu’avec la France, le dialogue doit être franc; la vérité pour peu que les deux partenaires veuillent bien la suivre, pourrait nous amener à un programme d’amitié.

Depuis le 4 août 83 jusqu’à ce jour, le représentant de la France, l’ambassadeur, a compté que la balance des échanges diplomatiques entre la France et la Haute-Volta d’alors était très déficitaire en notre défaveur. Cela veut dire beaucoup de choses. La France continue de considérer que la position du Burkina Faso peut se deviner, peut s’interpréter, peut être exprimée par tel ou tel ténor. Cela veut dire que la France sur ce plan n’a pas considéré que le Burkina Faso est une nouveauté une nouveauté qui traduit une certaine réalité en Afrique.

Question : La Haute-Volta a décidé de ne pas aller aux jeux olympiques [d’été 1984], pourquoi ? Comment expliquez-vous le fait qu’il y a des pays africains qui ont décidé de partir ?

Sankara : La Haute-Volta a décidé de ne pas y aller et le Burkina Faso le confirme. Non pas parce qu’il n’y a pas pour nous beaucoup d’espoir de ramener des médailles, non ! Mais par principe. Ces jeux-là comme n’importe quelle tribune devraient être utilisés par nous, pour dénoncer nos ennemis et le racisme d’Afrique du Sud. Nous ne pouvons pas aller à de tels jeux aux côtés de ceux qui soutiennent l’Afrique du Sud dans sa politique raciste. Ét ceux qui refusent les mises en garde et les condamnations que les Africains lancent pour affaiblir l’Afrique du Sud raciste. Nous ne sommes pas d’accord et nous avons choisi de ne pas y aller, quitte à ne jamais aller à des jeux olympiques.

Notre position ne nous a été dictée par personne. Chacun de ceux qui ont refusé d’y aller, a ses raisons. Les nôtres tiennent aux relations que les sportifs britanniques ont avec l’Afrique du Sud. La Grande Bretagne n’a jamais accepté les mises en garde diverses et les nombreuses protestations. La Grande Bretagne n’a pas accepté, nous non plus : nous n’irons pas à ses côtés pour n’importe quelle fête. Nous ne pouvons pas aller à cette fête-là ! Nous n’avons pas le moral pour faire la fête.

Question : Vous savez que ce qui fait peur à l’Occident, à l’Europe, à la France, c’est souvent le terme de «révolution». Dans votre discours, vous avez dit : «La révolution ne s’exporte pas». Est-ce une manière de rassurer les pays qui ont un peu peur ? Peut-on ne pas exporter la révolution lorsque les frontières ne sont qu’une démarcation administrative ?

Sankara : La révolution ne s’exporte pas. L’on ne peut imposer à aucun peuple un choix idéologique. Exporter la révolution signifierait d’abord que nous Burkinabè, nous pensions que nous pouvons aller enseigner à d’autres ce qu’ils doivent faire pour résoudre leurs problèmes. C’est une vision contre-révolutionnaire. C’est ce que les pseudo-révolutionnaires, la petite-bourgeoisie livresque et dogmatique proclament. Cela voudrait dire que nous avons conscience que nous avons importé notre révolution et que ce faisant, nous sommes chargés de poursuivre la chaîne.

Il ne s’agit pas de cela.

Nous avons dit que notre révolution ne méconnaît pas les expériences des autres peuples, leurs luttes, leurs succès, leurs échecs. C’est ainsi que la révolution du Burkina Faso prend en compte toutes les révolutions du monde, quelles qu’elles soient. Exemples : la révolution [russe] de 1917 nous enseigne beaucoup de choses; celle de 1789 nous apporte beaucoup de leçons; La théorie de Monroe, «l’Amérique aux Américains» nous enseigne beaucoup. Tout cela nous intéresse.

Nous pensons aussi que le fait d’avoir des frontières qui ne sont que des démarcations administratives n’implique pas que notre idéologie pourra envahir les autres. Parce que s’ils n’acceptent pas, s’ils la repoussent, elle ne fera pas grand chemin. Pour que ces frontières ne puissent pas être un barrage même aux idées, il faudrait que de chaque côté de la frontière, on comprenne la ligne comme n’étant qu’une démarcation administrative. Si le Burkina Faso comprend telle frontière comme n’étant qu’une démarcation administrative, alors que de l’autre côté on la comprend comme étant un rempart protecteur, il ne se passera pas ce qui se passe entre le Ghana et le Burkina Faso.

Mieux on connaîtra la révolution, mieux on comprendra que finalement elle n’est pas dangereuse, qu’elle est un bien pour les peuples. Beaucoup d’hommes ont peur de la révolution parce qu’ils ne la connaissent pas ou parce qu’ils n’en connaissent que les excès tels que nous les rapportent les chroniqueurs et les correspondants de presse qui sont allés rechercher le sensationnel.

Mais soyons précis, bien que notre révolution ne soit pas faite pour l’exportation, nous n’entendons pas nous couper les cheveux en quatre pour enfermer la révolution burkinabè dans un blocus imprenable. C’est une idéologie qui souffle ; elle est à la disposition de tous ceux qui pensent nécessaire d’en profiter.

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